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le caucase

écharpe, que j’avais rencontrées la veille parfaitement ingambes ou jouissant joyeusement de leurs deux mains.

— Que vous est-il donc arrivé ? leur demandais-je.

— Imaginez-vous que hier soir, en rentrant chez moi, j’ai rencontré un pavé et j’ai été jeté hors de mon drosky.

C’était la réponse invariable.

Aussi, à la fin ne faisais-je plus la question que par politesse, et quand la personne interrogée avait répondu :

— Imaginez-vous que hier soir, en rentrant chez moi…

Je l’interrompais.

— Vous avez rencontré un pavé.

— Oui.

— Et vous avez été jeté hors de votre drosky.

— Parfaitement ! Vous savez cela ?

— Non, mais je le devine.

Et l’on admirait ma perspicacité.

Nous allions donc comme le vent, au risque que l’on nous fît le lendemain la question sacramentelle.

Par bonheur, en arrivant à une place dont la descente rapide m’inquiéta, nous la trouvâmes encombrée de chameaux. Force fut donc à notre hiemchick d’aller au pas.

Cette rapidité des courses de nuit dans les rues de Tiflis a l’inconvénient que je viens de dire pour ceux qui sont en drosky ; mais il a encore un bien autre inconvénient pour ceux qui sont à pied.

Comme les rues ne sont pas éclairées, comme les droskys ne sont pas éclairés, comme le pavé est remplacé l’été par une couche de poussière, l’hiver par une couche de boue plus ou moins épaisse, à moins d’être éclairé lui-même, le piéton a le drosky sur le dos avant qu’il s’en doute, et comme le drosky est attelé de deux chevaux, s’il échappe au choc de l’un, il n’échappe pas à celui de l’autre.

Nous mîmes un quart d’heure à passer à travers nos chameaux, qui avaient dans la nuit cet aspect fantastique qui n’appartient qu’à eux.

Cinq minutes après nous étions à la porte des bains.

Nous étions attendus : dès le matin Finot avait fait prévenir que l’on nous gardât un cabinet.

Un Persan à bonnet pointu nous fit suivre une galerie suspendue sur un précipice, et traverser une salle pleine de baigneurs.

Du moins à ce qu’il me parut au premier abord, mais en y regardant mieux je m’aperçus que je faisais erreur.

C’était une salle pleine de baigneuses.

— J’ai choisi le mardi, jour des femmes, dit Finot ; quand on fait une surprise à ses amis, il faut la leur faire complète.

En effet, la surprise y était, non pas pour ces dames, qui ne paraissaient pas surprises du tout, mais pour nous.

Je vis avec une certaine humiliation que notre passage au milieu d’elles ne les préoccupait pas le moins du monde ; deux ou trois, par malheur c’étaient les vieilles et les laides, déplacèrent la serviette, que l’on donne en entrant au bain à tout baigneur, de l’endroit où elle était, pour se couvrir le visage.

Je dois dire que celles-là me firent l’effet d’affreuses sorcières.

Il y avait bien dans cette salle commune une cinquantaine de femmes en chemise ou sans chemise, debout ou assises, s’habillant ou se déshabillant ; tout cela noyé dans une vapeur pareille à ce nuage qui empêchait Énée de reconnaître sa mère.

Au reste, si notre nuage nous cachait des Vénus, elles étaient bien cachées.

Il eût été imprudent de s’arrêter, d’ailleurs je n’en avais aucun désir. Notre porte était ouverte, notre homme au bonnet pointu nous sollicitait d’entrer.

Nous entrâmes.

Notre appartement se composait de deux chambres : la première à trois lits assez grands pour qu’on pût s’y coucher à six ; la seconde… Nous entrerons tout à l’heure dans la seconde.

Cette première chambre est le vestibule du bain.

On s’y déshabille avant d’y entrer, on s’y couche en en sortant, et l’on s’y rhabille au moment de s’en aller.

Nous étions magnifiquement éclairés par six bougies posées sur un grand candélabre de bois dont le pied posait à terre.

Nous nous déshabillâmes, et munis de nos serviettes pour nous en cacher le visage, sans doute, s’il passait des femmes, nous entrâmes dans le bain.

J’avoue que je fus obligé d’en sortir immédiatement, mes poumons étaient impuissants à respirer cette vapeur. Je dus les y habituer peu à peu en laissant la porte du vestibule entr’ouverte et en me faisant une atmosphère mixte des deux atmosphères.

L’intérieur du bain était d’une simplicité biblique : il était tout en pierre, sans aucun revêtement avec trois cuves de pierre carrée chauffées à différents degrés, ou plutôt recevant des eaux naturellement chauffées à trois températures différentes. Trois lits en bois attendaient les baigneurs.

Je me crus un instant ramené dans une station de poste.

Les grands amateurs vont directement à la cuve chauffée à quarante degrés et s’y plongent bravement.

Les amateurs médiocres vont à celle chauffée à trente-cinq.

Les novices, enfin, se plongent timidement et honteusement dans celle chauffée à trente.

Puis successivement, de celle chauffée à trente ils passent à celle chauffée à trente-cinq, et de celle chauffée à trente-cinq à celle chauffée à quarante.

De cette manière ils s’aperçoivent à peine de la progression.

Le Caucase a des eaux qui montent naturellement à une température de soixante-cinq degrés ; elles sont efficaces pour les rhumatismes.

Celles-là, on n’en prend que la vapeur.

Le baigneur est maintenu au-dessus de la cuve, couché sur un drap, dont quatre hommes tiennent les quatre coins. Le bain est de six, de huit et de dix minutes ; dix minutes, c’est tout ce que le plus robuste baigneur peut supporter.

Un archevêque périt cette année dans un de ces bains d’une façon fort malheureuse. Sa pudeur ne lui avait pas permis de confier aux hommes habitués à cet exercice les quatre coins du drap sur lequel il prenait son bain. Il leur avait substitué quatre diacres. Un des diacres eut la maladresse ou la distraction de lâcher le coin qui lui était confié. Sa Grandeur glissa sur la pente et tomba dans la cuve bouillante.

Les quatre diacres jetèrent de grands cris, essayèrent de