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le caucase

l’en tirer, se brûlèrent les doigts en essayant. Ils crièrent plus fort ; les hommes du bain accoururent. Plus aguerris aux brûlures, ils parvinrent à tirer monseigneur de sa cuve. Mais il était trop tard : monseigneur était cuit.

Au risque d’être cuit comme monseigneur, Finot se précipita dans les quarante degrés.

Avis à Satan :

— Préparer une chaudière à part pour le jour où on recevra en enfer le consul de France à Tiflis.

Je m’acheminai vers les trente degrés et y descendis timidement. Puis des trente degrés je passai progressivement et sans trop de douleur aux trente-cinq et aux quarante.

C’était à ma sortie des quarante que m’attendaient les baigneurs.

Ils s’emparèrent de moi au moment où je m’y attendais le moins. Je voulus me défendre.

— Laissez-vous faire, me cria Finot, ou ils vous casseront quelque chose.

Si j’avais pu savoir ce qu’ils me casseraient, peut-être me serais-je défendu ; mais dans l’ignorance de ce qu’ils pouvaient me casser, je me laissai faire.

Mes deux exécuteurs me couchèrent sur un des lits en bois, en ayant le soin de me passer un tampon mouillé sous la tête, et me firent allonger les jambes l’une contre l’autre et les bras le long du corps.

Alors chacun me prit un bras et commença de m’en faire craquer les articulations.

Le craquement commença aux épaules et finit aux dernières phalanges des doigts.

Puis des bras ils passèrent aux jambes.

Quand les jambes eurent craqué, ce fut le tour de la nuque, puis des vertèbres du dos, puis des reins.

Cet exercice, qui semblait devoir amener une dislocation complète, se faisait tout naturellement, non-seulement sans douleur, mais même avec une certaine volupté. Mes articulations, qui n’ont jamais dit un mot, semblaient avoir craqué toute leur vie. Il me semblait qu’on aurait pu me plier comme une serviette, et me placer entre les deux planches d’une armoire, et que je ne me serais pas plaint.

Cette première partie du massage terminée, mes deux baigneurs me retournèrent, et tandis que l’un me tirait les bras de toute sa force, l’autre se mit à me danser sur le dos, laissant de temps en temps glisser sur mon râble, — ma foi, je ne trouve pas d’autre expression, — ses pieds qui retombaient avec bruit sur la planche.

Cet homme, qui pouvait peser cent vingt livres, chose étrange, me paraissait léger comme un papillon. Il remontait sur mon dos, il en descendait, il y remontait, et tout cela formait une chaîne de sensations qui menaient à un incroyable bien-être. Je respirais comme je n’avais jamais respiré ; mes muscles, au lieu d’être fatigués, avaient acquis ou semblaient avoir acquis une incroyable énergie : j’aurais parié lever le Caucase à bras tendus.

Alors mes deux baigneurs se mirent à me claquer du plat de la main les reins, les épaules, les flancs, les cuisses et les mollets. J’étais devenu une espèce d’instrument dont ils jouaient un air, et cet air me paraissait bien autrement agréable que tous les airs de Guillaume Tell et de Robert le Diable. D’ailleurs, cet air avait un grand avantage sur ceux des deux estimables opéras que je viens de citer ; c’est que moi, qui n’ai jamais pu chanter un couplet de Marlborough sans détonner dix fois, je suivais leur air en battant la mesure avec ma tête et sans m’écarter un instant du ton. J’étais exactement dans l’état de l’homme qui rêve, qui est assez éveillé pour savoir qu’il rêve, mais qui, trouvant son rêve agréable, fait tous ses efforts pour ne pas se réveiller tout à fait.

Enfin, à mon grand regret, l’affaire du massage fut terminée, et l’on passa à la dernière période, à celle du savonnage.

Un des deux hommes me prit par-dessous les bras et m’assit sur mon derrière, comme fait Arlequin à Pierrot quand il croit l’avoir tué. Pendant ce temps, l’autre chaussait sa main d’un gant de crin et me frottait tout le corps, tandis que le premier, puisant de pleins seaux d’eau dans la cuve à quarante degrés, me les jetait à toute volée par les reins et sur la nuque.

Tout à coup l’homme au gant, trouvant que l’eau ordinaire ne suffisait plus, prit un sac ; je vis aussitôt ce sac s’enfler et suer une mousse savonneuse dans laquelle je me trouvai enseveli.

À part les yeux, qui me piquèrent un peu, je n’ai jamais éprouvé plus douce sensation que celle produite par cette mousse me ruisselant sur le corps. Comment Paris, cette ville des délices sensuelles, n’a-t-elle pas de bains persans ? Comment un spéculateur ne fait-il pas venir deux baigneurs de Tiflis ? Il y aurait là bien certainement une philanthropique idée à accomplir, et, chose bien autrement déterminante, une fortune à faire.

Tout couvert d’une mousse tiède et blanche comme du lait, légère et fluide comme de l’air, je me laissai conduire au bassin, où je descendis avec une attraction aussi irrésistible que s’il eût été peuplé des nymphes qui enlevèrent Hylas.

On en avait fait autant à chacun de mes compagnons, mais je ne m’étais occupé que de moi. Ce ne fut que dans la cuve que je semblai me réveiller et que je me remis, non sans quelque répugnance, en contact avec les objets extérieurs.

Nous restâmes cinq minutes à peu près dans les cuves, et nous sortîmes.

De longs draps parfaitement blancs avaient été étendus sur les lits du vestibule, dont l’air froid nous saisit d’abord, mais pour nous donner une nouvelle sensation de bien-être.

Nous nous couchâmes sur ces lits, et l’on nous apporta des pipes.

Je comprends que l’on fume en Orient, là où le tabac est un parfum, là où la fumée passe à travers une eau embaumée et à travers des tuyaux d’ambre ; mais notre caporal dans une pipe de terre, mais notre faux cigare de la Havane qui vient d’Alger ou de Belgique et que l’on chique au moins autant qu’on le fume, pouah !

Nous eûmes le choix entre le khalian, la chibouk et le houka, et chacun à sa fantaisie se fit Turc, Persan ou Hindou.

Alors, pour que rien ne manquât à la soirée, un des baigneurs prit une espèce de guitare à un pied, tournant sur ce pied, de sorte que ce sont les cordes qui cherchent l’arche et non l’archet qui cherche les cordes, et il se mit à jouer un air plaintif servant d’accompagnement à des vers de Saadi.