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le caucase

rèrent la tête la première dans un sac, et attachèrent ce sac à la selle de l’un d’eux. Une fois dans le sac, l’enfant s’y accommoda et s’y endormit.

La troupe était considérable : elle se composait de trois mille Lesguiens à peu près. Les chevaux ne suivaient aucun chemin tracé, on passait à travers vignes et à travers champs, brisant la vendange, foulant aux pieds la moisson.

Enfin on arriva au bord du fleuve, dont la crue avait rassuré le prince. Les eaux étaient toujours très-hautes, et un instant les captives eurent l’espoir que les Lesguiens n’oseraient le passer ; mais, sans hésitation aucune, les premiers arrivés y lancèrent leurs chevaux avec une audace et une adresse admirables. Ceux qui avaient des enfants derrière eux les prirent, et d’une main conduisant leurs chevaux, de l’autre les soutinrent au-dessus de l’eau. Quant aux femmes, on se contenta de leur dire :

— Tenez-vous solidement.

Les chevaux avaient de l’eau jusqu’au cou, et dès le tiers du fleuve avaient été obligés de se mettre à la nage pour gagner l’autre rive. Au milieu du courant, la petite Marie cria à sa gouvernante ;

— Ma bonne Drançay, tu perds ton jupon.

C’était vrai : la pauvre femme arriva à l’autre bord en chemise et en corset, glacée de froid, les eaux de l’Alazan étant grossies par la fonte des neiges. Un Lesguien eut pitié d’elle et lui donna sa bourka.

L’Alazan passé, on fit une halte d’un instant, mais le repos fut de peu de durée. Des coups de fusil se firent entendre. Une poignée de Géorgiens, avec ce courage immodéré qui les caractérise, venaient, dans l’espoir de délivrer la princesse, attaquer les Lesguiens, dix fois supérieurs en nombre ; mais au lieu de repousser l’attaque, les Lesguiens craignant que cette poignée d’hommes ne fût une avant-garde, mirent leurs chevaux au galop à travers plaine, blés, fossés, rocs, criant : Chamyll-Imam ! Chamyll-Imam ! poussant leurs chevaux à grands coups de fouet, et dévorant l’espace avec une telle rapidité, que la respiration en manqua aux prisonniers.

Ce fut l’heure terrible pour la princesse Annette. Ce fut le détail qui va suivre qu’elle ne put me raconter ; ce fut sa sœur qui parla à son tour. Et de même que dans l’Enfer, de Dante, Paolo pleure lorsque Francesco raconte, la princesse Tchawtchawadzé pleura tandis que la princesse Orbéliani racontait.

Au moment où eut lieu l’alerte, au moment où commença cette fuite rapide, la princesse Annette ne soutenait plus qu’à peine sa fille de son bras épuisé. Elle réunit toutes ses forces ; elle crispa ses nerfs dans un dernier effort ; elle poussa des cris inarticulés, ne sachant plus que dire ni que faire ; elle essaya de rapprocher l’enfant de sa bouche pour la soutenir avec ses dents ; elle était brisée. Une secousse plus violente que les autres lui arracha l’enfant de la main. Elle essaya de se jeter à bas de son cheval : l’homme la retint. Le cheval, frappé du fouet, fit un bond, la mère était à dix pas de son enfant ; elle se tordit désespérée, tout fut inutile ; d’ailleurs, il était déjà trop tard : les chevaux suivaient les chevaux ; l’enfant fut foulée aux pieds, et criant et respirant encore ; un Tchetchen lui ouvrit la poitrine avec son kangiar ; l’enfant se tut : elle était morte.

Ce fut longtemps après seulement que la princesse connut l’atroce vérité.

Le corps de l’enfant fut retrouvé, reconnu et rapporté à son père.

Mais la petite Lydie n’avait pas été la seule victime. Au moment où les Lesguiens décidèrent de fuir au lieu de combattre, ils résolurent de se débarrasser de tout ce qui entravait leur fuite. Sur une centaine de prisonniers qu’ils emmenaient, soixante, qu’ils jugèrent moins importants que les autres, furent poignardés. On retrouva leurs cadavres marquant le chemin suivi.

Trois de ces cadavres seulement appartenaient à la maison Tchawtchawadzé : la fille de la princesse, la femme de l’intendant du prince et la femme du pope.

Et tout en fuyant, les Lesguiens mettaient le feu aux villages géorgiens qu’ils rencontraient sur leur route, et ils remplaçaient par d’autres prisonniers les prisonniers égorgés pour rendre leur course plus rapide.

À la nuit, on entra dans un de ces bois qui couvrent la base des montagnes, et dont, plus d’une fois, j’ai essayé de donner une idée à mes lecteurs. Ces bois, composés d’un arbuste épineux dont le nom russe signifie le buisson qui tient, sont impénétrables ; il fallut, à coups de schaska et de kangiar, s’ouvrir un chemin. Ce n’était encore rien pour les montagnards, vêtus de ce drap lesguien, le seul qui résiste à ces poignardantes épines ; mais les femmes étaient en sang, et à tous moments leurs cheveux s’accrochaient aux rameaux obstinés.

N’importe, il fallait avancer. On craignait les Géorgiens ; on avança donc. Ce fut une terrible nuit.

Vers dix heures on commença de monter. À minuit on aperçut des feux dans les montagnes et l’on se dirigea vers ces feux. On n’entendait que ce cri poussé par des voix mourantes : De l’eau, de l’eau, de l’eau !

Près de ces feux on fit une halte de deux heures. On distribua un peu d’eau aux prisonniers, et l’on se remit en marche.

La route devenait presque impossible ; il fallait des chevaux et des hommes, des montagnards, pour passer par de pareils chemins. Celles qui marchaient à pied avaient les jambes et les pieds en sang. De temps en temps une femme se couchait à terre en disant : J’aime mieux mourir ; mais à coups de fouet on la remettait sur ses pieds, et il lui fallait continuer sa route.

Enfin on arriva à un terrain plat, et les cavaliers reprirent leur allure ordinaire, interrompue par la montée trop rapide, le galop. De temps en temps, sur la route, on trouvait un pâtre, espion, qui ne disait que ces mots en lesguien.

— Vous pouvez passer, la route est libre. Et l’on passait.

Vers onze heures on fit une seconde halte. Les cavaliers jetèrent quatre bourkas à terre et y firent asseoir les princesses. Un Naïb nommé Hadji-Kerrat ôta sa tcherkesse déchirée et la fit raccommoder à la princesse Varvara.

En ce moment la gouvernante française arriva.

— Avez-vous vu Georges ? lui demanda la princesse Orbéliani.


ALEXANDRE DUMAS. (Édité par Charlieu.)

Paris. — Typ de H. S. Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46.