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le caucase

mise, sans linge, sans maillot. Les chevaux des Lesguiens l’entouraient de si près, qu’à chaque instant on pouvait craindre qu’ils ne la foulassent aux pieds.

La gouvernante française, prisonnière elle-même d’un Tatar, remise aux mains de deux noukers, s’élança à cette vue et courut à la pauvre femme en criant.

— Princesse ! princesse !

Celle-ci leva la tête avec un mouvement désespéré.

— Les enfants ! les enfants ! cria-t-elle.

— Marie est là, sur un cheval, répondit madame Drançay, Salome est plus loin.

En ce moment, un des noukers à la garde desquels elle était confiée la prit par le bras et la tira violemment en arrière.

À ce cri : Princesse ! princesse ! poussé par la gouvernante française, on avait reconnu l’importance de la captive couchée à terre. Alors quatre ou cinq hommes s’élancèrent pour s’emparer d’elle. Les kangiars sortirent du fourreau et entrèrent dans les poitrines. Deux Lesguiens tombèrent. Le vainqueur demanda en géorgien :

— Qui es-tu ? Es-tu la princesse ?

— Oui, répondit celle-ci. Mon fils, mon fils ?

L’homme lui montra l’enfant assis sur un cheval. Alors la pauvre mère, heureuse de le voir vivant, prit à ses oreilles ses boucles en diamants et les lui donna.

Puis elle retomba en arrière, évanouie, presque morte.

Sur un autre coin de la cour, la princesse Baratoff, cette belle jeune fille de dix-huit ans, était montée sur un cheval. Rien n’était dérangé dans sa toilette, ni sa robe, ni son bonnet géorgien, ni son voile : on eût dit qu’elle sortait de la messe.

La vieille tante, la princesse Tine, au contraire, était dans le plus grand désordre, Elle était dépouillée de tous ses vêtements à peu près ; ses cheveux tombaient sur son visage.

Quant à la centenaire, à la vieille nourrice du père du prince, elle était à moitié nue, garrottée à un arbre, dont elle ne fut détachée que le lendemain.

Comme elle, la vieille princesse Tine fut abandonnée. Chez ces hommes sauvages et tout primitifs, la vieillesse était probablement sans valeur.

Puis, après le terrible et l’atroce, le grotesque. Le pillage s’organisa : chacun emportait ce qu’il pouvait, sans savoir ce qu’il emportait ; l’un des châles, l’autre de la vaisselle, celui-ci des diamants, celui-là des dentelles. Les pillards mangeaient ce qu’ils trouvaient, de la craie pour marquer les points à la préférence, de la pommade ; ils buvaient à même les bouteilles : huile de rose ou huile de ricin, tout leur était indifférent. Un Lesguien brisait de magnifiques plats d’argent pour les faire entrer dans sa carcine ; un autre s’approvisionnait de sucre, de café et de thé, abandonnant pour ces objets de peu de valeur des objets bien autrement précieux ; un troisième serrait minutieusement un bougeoir de cuivre et une paire de vieux gants.

C’était barbare, horrible et burlesque.

Enfin, au bout d’une heure, les chefs donnèrent le signal du départ. On fit monter les femmes en croupe. La princesse Tchawtchawadzé, on ne sait pourquoi, resta seule à pied, sa petite Lydie entre ses bras.

On sortit du château.

CHAPITRE XLII.

Les captives.

On descendait du château par un chemin étroit qui conduisait au torrent. Sur la route se trouvaient les équipages du prince.

On y avait mis le feu, et ils brûlaient.

On arriva au bord du torrent. Tout le monde le traversa à cheval, excepté la princesse Tchawtchawadzé, toujours à pied, portant toujours sa petite fille dans ses bras.

Au milieu de l’eau, la violence du courant la renversa ; elle roula un instant parmi les pierres, mais sans lâcher la petite fille. Deux hommes descendirent de cheval, l’aidèrent à se remettre sur ses jambes.

Alors on la força de monter en croupe derrière un Lesguien.

C’était ce qu’elle craignait. Obligée, pour se tenir à cheval, d’envelopper le cavalier d’un de ses bras, il ne lui en restait plus qu’un pour soutenir la petite Lydie, et quelle que soit la force maternelle, elle sentait que ce bras s’engourdissait. Peu à peu ce bras fatigué s’abaissa, l’enfant se trouva en contact avec la selle, meurtrie à chaque secousse du cheval.

— Au nom du ciel ! au nom de Dieu ! au nom de Mahomet ! s’il le faut, criait la pauvre mère, donnez-moi quelque chose pour attacher mon enfant ! Mon enfant va tomber !

Pendant ce temps, le frère aîné de la petite Lydie, Alexandre, âgé de treize ou quatorze mois, avait été arraché des bras de sa nourrice et jeté au milieu de la cour, mais il avait été recueilli par une femme de chambre de la princesse, fille vigoureuse, nommée Lucie ; ne sachant que lui donner à manger, la brave fille lui donna de l’eau d’abord et ensuite de la neige.

Si peu nourrissantes que fussent ces deux substances, elles suffirent à l’empêcher de mourir de faim.

Quant au prince Georges Orbéliani, on le laissa à sa nourrice. Il était fort et vigoureux, il plut aux Lesguiens par cette force et cette vigueur. Sa nourrice obtint une corde et l’attacha fortement autour d’elle.

Salome et Marie avaient été séparés de leur gouvernante française, madame Drançay. Les deux caractères des deux enfants se manifestaient : violente et hautaine, Salome menaçait, frappait même de sa petite main l’homme qui l’avait enlevée ; douce et timide, Marie pleurait : elle avait faim.

Un jeune Lesguien de quatorze ans eut pitié d’elle.

— Tiens, lui dit-il en lui donnant une pomme, prends : vous autres Géorgiens vous êtes habitués à manger tous les jours.

Elle prit la pomme et la mangea.

Un petit paysan de son père, nommé Ello, avait été fait prisonnier en même temps que tout le monde. Le hasard rapprocha les deux enfants. Ello était en croupe derrière un Lesguien ; il appela Marie ; les deux enfants se reconnurent et se mirent à causer et à rire.

La petite Tamara, âgée de trois ans, habituée à la princesse Orbéliani, qui s’était constituée sa seconde mère, criait et pleurait d’être séparée d’elle, appelant continuellement sa bonne Varvara. Ses cris fatiguèrent les Lesguiens : ils la four-