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le caucase

peuvent, en se faisant de mutuelles concessions et en s’accrochant l’un à l’autre, continuer leur chemin chacun de son côté.

Mais s’ils sont ennemis, c’est autre chose : il faut que l’un des deux se décide à passer dans la boue.

Le soir, les rues doivent être, et sont, du reste, de charmants coupe-gorge qui rappellent, non pas le Paris de Boileau, — le Paris de Boileau est un lieu de sécurité près de Kisslarr, — mais le Paris de Henri III.

Nous arrivâmes chez le commandant et nous fîmes annoncer : il vint au-devant de nous.

Il ne disait pas un mot de français, mais grâce à Kalino, l’obstacle était levé. D’ailleurs il m’annonça, dans la première phrase qu’il me fit l’honneur de m’adresser, que sa femme, que nous allions trouver dans le troisième salon, parlait notre langue.

J’ai remarqué que sous ce rapport, en Russie et dans le Caucase, les femmes avaient en général une grande supériorité sur leurs maris ; leurs maris ont presque toujours su le français peu ou prou dans leur jeunesse, mais les travaux militaires ou administratifs auxquels ils se sont livrés, le leur ont fait oublier.

Les femmes auxquelles il reste un temps, dont le plus souvent en Russie surtout, elles ne savent que faire, occupent leurs loisirs à lire nos romans et s’entretiennent ainsi dans l’exercice et même dans les progrès de la langue française.

En effet, madame Polnobokoff parlait admirablement le français.

Je commençai par m’excuser de me présenter devant elle dans cet attirail guerrier, et voulus plaisanter sur les appréhensions de notre jeune hôte, mais à mon grand étonnement, mon hilarité ne fut rien moins que communicative. Elle resta sérieuse et me dit que notre jeune hôte avait eu parfaitement raison.

Et comme je paraissais douter encore, elle en appela à son mari, lequel confirma ce qu’elle venait de dire.

Du moment où le commandant partageait sur ce point l’opinion générale, la chose devenait grave.

Je demandai alors quelques détails.

Les détails ne manquaient pas.

La veille encore un meurtre avait été commis, à neuf heures du soir, dans une des rues de Kisslarr.

Il est vrai que c’était une erreur.

Celui qui avait été tué n’était point celui à qui l’on en voulait.

Quatre Tatars, — on appelle Tatars en général, sur la ligne septentrionale du Caucase, comme on appelle Lesguien sur la rive méridionale, tout bandit, à quelque famille montagnarde qu’il appartienne, — quatre Tatars, cachés sous un pont, attendaient au passage un riche Arménien qui devait passer sur ce pont. Un pauvre diable passa, qu’ils prirent pour leur riche marchand ; ils le tuèrent, fouillèrent dans ses poches, et s’aperçurent seulement alors de la méprise : ce qui ne les empêcha pas de s’emparer des quelques kopecks qu’il avait sur lui. Après quoi ils jetèrent son corps dans le canal dont l’eau sert à arroser les jardins.

Les jardins des Arméniens de Kisslarr, consignons la chose en passant, fournissent, sous différents noms français, du vin à toute la Russie.

Autre aventure :

Quelques mois auparavant, au moment où ils revenaient de la foire de Derbent, les trois frères arméniens Kaskolth avaient été pris avec un de leurs amis nommé Bonjar. Comme on les savait riches, les brigands ne les tuèrent pas : ils les emmenèrent seulement dans la montagne pour leur faire payer rançon. Mais comme après les avoir dépouillés de leurs habits et les avoir forcés de faire une quinzaine de verstes, attachés à la queue des chevaux et au pas des chevaux, on leur avait fait passer à la nage les eaux glacées du Tereck, deux moururent d’une fluxion de poitrine, et le troisième d’une phtisie pulmonaire, après s’être racheté dix mille roubles.

Le quatrième, moins riche que les autres, et qui s’était déjà tiré d’affaire sous promesse aux Tatars de leur servir d’espion, s’engageant à leur annoncer qu’il y avait un bon coup à faire, lorsque quelque riche Arménien se mettrait en route, ayant, une fois de retour à Kisslarr, manqué tout naturellement à sa parole, n’ose plus sortir de sa maison, et s’attend même à être tué d’un moment à l’autre.

Un an auparavant, le colonel Menden avait été tué, lui et ses trois Cosaques d’escorte, sur la route de Kasafiourte à Kisslarr. Il est vrai que général et Cosaques s’étaient défendus comme des lions, et avaient de leur côté tué cinq ou six Tatars.

Les femmes sont, sous ce rapport, moins exposées que les hommes. Comme les Tatars, pour rentrer dans la montagne, sont obligés de faire traverser deux fois le Tereck à leurs prisonniers, les femmes, en général, ne peuvent pas supporter cette immersion dans l’eau glacée. Une est morte pendant le trajet ; deux autres sont mortes de fluxion de poitrine, avant que l’argent de leur rançon fût arrivé, et leur famille, apprenant leur mort, n’a pas jugé à propos de continuer les négociations à l’endroit de leurs cadavres.

La spéculation a donc paru mauvaise aux Tatars, et l’enlèvement des femmes, qui continue de se pratiquer avec succès du côté méridional du Caucase, est à peu près abandonné du côté septentrional.

L’anecdote suivante prouvera au reste qu’il se pratique encore d’une autre façon.

Le prince tatar B…, amoureux de madame M…, — il va sans dire que j’ai les deux noms écrits en toutes lettres sur mon album, que je ne les consigne pas ici par pure discrétion, mais que je me déciderais à le faire cependant si le fait était contesté, — le prince Tatar B…, amoureux de madame M…, qui, de son côté, le payait de retour, s’entendit avec elle pour l’enlever.

Elle était à Kisslarr. En l’absence de son mari, elle fit demander à M. Polnobokof des chevaux à une heure où il parut dangereux à celui-ci de lui accorder sa demande.

En conséquence, il refusa tout net.

Madame M… insista en prétextant la maladie d’un de ses enfants. Touché de cette marque de dévouement maternel, le gouverneur délivre un paderodgné, et madame M… part.

Le prince B… l’attendait sur la route, l’enlève, la conduit à son aoul, espèce de nid d’aigle situé sur un rocher, à quelques verstes de Petigorsk, et la garde trois mois sans que son mari sache ce qu’elle est devenue. Au bout de trois mois, le beau prince tatar, moins amoureux, — le prince B… est