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le caucase

les mastodontes de la locomotion ; seulement elles sont si solidement bâties, qu’elles ont survécu au déluge et survivront probablement au jugement dernier.

Notre Géorgien, qui nous avait pris en grande tendresse, ne nous laissa point partir sans nous donner des instructions : trois jours avant notre passage, deux Cosaques avaient été surpris, eux et leurs chevaux, par un chasse-neige sur la route que nous allions suivre, et à dix verstes à peu près de la station, hommes et chevaux avaient été retrouvés morts.

Si quelque chose de pareil nous menaçait, si nous voyions le ciel s’abaisser, nous devions nous réfugier dans une petite chapelle que nous trouverions à quinze verstes, à gauche du chemin ; si nous l’avions dépassée, et que ce même danger nous menaçât, nous devions dételer nos six chevaux et de nos deux traîneaux nous faire un rempart.

Le chasse-neige passé, nous reprendrions notre route.

Tout cela n’était pas absolument gai, et ce qui rendait la chose plus lugubre encore, c’est qu’avec tout cela nous avions atteint trois heures de l’après-midi, et que, selon toute probabilité, nous n’arriverions à la station de Tchalaky qu’à la nuit tout à fait close.

Malgré toutes ces sombres prévisions, la route se fit heureusement. Nos hiemchicks nous montrèrent la place où avaient été retrouvés les corps des deux Cosaques et des deux chevaux ; c’était une petite vallée qui longeait la route. Ils n’avaient pu reconnaître le chemin, s’étaient trompés, et une fois enfoncés dans cette petite vallée, qui semble une souricière à voyageurs, ils y avaient été pris par un tourbillon.

Sans les loups qui avaient gratté la neige pour arriver à eux et à leurs chevaux, on ne les eût probablement retrouvés qu’au printemps prochain.

C’est une charmante station que celle de Tchalaky.

— Que pouvez-vous nous donner à souper ?

— Tout ce que vous voudrez.

— Bon, avez-vous des poulets ?

— Non.

— Du mouton ?

— Non.

— Des œufs ?

— Non.

L’interrogatoire se prolongea indéfiniment, amenant toujours la même réponse. Tout l’approvisionnement de nos hôtes se bornait à du pain noir que nous ne pûmes manger et à du vin violet que nous ne pûmes boire.

Il fallut recourir à nos provisions et à notre cuisine : par bonheur il nous restait encore quelques bribes de saucisson et une carcasse de dinde, que dans un autre temps je n’eusse pas osé offrir aux loups de la petite vallée ; nous mangeâmes le saucisson avec la peau, la viande de la dinde avec les os, et si nous ne fûmes pas rassasiés, notre faim fut du moins endormie.

Nous prenions cette maudite tasse de thé qui me rendait furieux, parce qu’on la trouvait toujours, et qu’avec elle les Russes se passent de tout, lorsqu’on m’annonça qu’un officier désirait me parler.

— Dites-lui que s’il vient pour me demander à souper, de quelque part qu’il vienne il a fait une course inutile.

— Non, il veut seulement vous faire ses compliments.

— Creux dessert d’un creux dîner.

L’officier entra ; c’était un homme charmant, comme presque tous les officiers russes.

Il avait su que j’étais là, et n’avait pas voulu passer sans me voir.

Il était parti à deux heures de l’après-midi de Tiflis, et grâce à son titre de porteur de dépêche et à un excellent fouet dont il me paraissait connaître le véritable usage, il était parvenu à faire en six heures ce que nous avions fait en un jour et demi.

Il est vrai que ce n’était pas son bagage qui alourdissait son traîneau : pris à l’improviste par l’ordre de se rendre à Koutaïs le plus vite possible, il était parti avec ce qu’il avait sur le corps, c’est-à-dire en petite casquette et en capote militaire.

C’était avec ce costume de demi-saison qu’il comptait, comme César avait fait dans les montagnes de l’Auvergne, s’ouvrir un passage dans les neiges du Sourham.

Il n’avait pas même le bouclier avec lequel le vainqueur du Vercingétorix raconte dans ses Commentaires qu’il poussait les neiges devant lui.

Madame de Sévigné avait mal à la poitrine de sa fille, j’eus froid à la peau du pauvre officier.

Je lui enfonçai un de mes papacks sur la tête, et lui passai une de mes touloupes sur les épaules.

En échange il me donna son nom : il s’appelait le capitaine Koupsky ; à Koutaïs il laisserait à la station de poste mon papack et ma touloupe.

Tous ces points convenus, lesté d’une demi-douzaine de verres de vodka, il remonta en traîneau et partit.

J’étais encore à la porte de la station où je venais de lui faire mes adieux, lorsque j’entendis les clochettes de la poste.

C’était notre ami Timaff qui, toujours en retard, arrivait à son tour ; mais, à mon grand étonnement, il arrivait dans la télègue et non dans le traîneau ; il avait si bien tardé, qu’avant qu’il fût parti, Koupsky était arrivé à la station de Quensens.

Alors, ne sachant pas qui il démontait, il avait fait à Timaff, en vertu de son paderodgni de porteur de dépêche, ce que nous avions fait à l’Allemand, en vertu de notre paderodgni à deux cachets.

Et lui avait pris son traîneau.

Timaff avait piteusement rechargé nos malles sur la télègue, et au risque de rester dans la neige, il était parti avec la télègue.

Le bonheur avait voulu qu’il arrivât ; il était de deux heures en retard, c’est vrai, mais il était si extraordinaire qu’il fût arrivé, qu’il n’y avait rien à lui dire.

Seulement, ce petit événement devait avoir de grands résultats.

CHAPITRE L.

Les canards l’ont bien passée.

Nous partîmes le lendemain à neuf heures.

Dans la nuit je m’étais levé inquiet du temps ; il me semblait voir tomber de la neige à travers mes vitres.