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le caucase

Figurez-vous un rocher de quinze cents pieds de haut avec un gigantesque escalier de murailles et de tours gravissant de la base jusqu’à la cime, et formant sept enceintes successives, chaque enceinte ayant une tour à chacun de ses angles.

Puis, enfin, une huitième enceinte, formant la tour du maître, la tour supérieure, la tour du château, et au milieu de cette tour, les ruines de la forteresse.

Moynet avait trop froid pour en faire un dessin sur place ; mais il fit pour Gory ce qu’il avait fait pour le champkal Tarkowsky, il en prit la photographie dans sa tête, et le soir la reporta sur le papier.

Enfin, mes regards, presque malgré moi, s’abaissèrent des hautes cimes à la rivière, et je portai mes mains sur mes yeux pour ne pas voir le douloureux spectacle qu’elle m’offrait.

Tout avait versé dans l’Iaqué : télègue, malles, coffres, cuisine, sacs de nuit, Timaff en tête.

Je ne voulus pas même faire partager ma douleur à Moynet ; je tirai, comme le Kassbeck de Lermantoff, mon bachelik sur mes yeux, et criai d’une voix sourde : Scarré ! scarré ! scarré !

L’hiemchick nous obéit.

Nous traversâmes une seconde rivière qui, près de la première, n’était qu’une plaisanterie, — aussi n’en parlerai-je ici que pour mémoire, — puis nous glissâmes pendant une quinzaine de verstes sur un assez bon terrain. Tout à coup nous vîmes se dresser devant nous une côte.

Je n’appellerai pas cela une montagne, seulement c’était une pente d’une centaine de pieds comme un toit.

En supposant que notre télègue se tirât de la rivière, elle ne se tirerait certainement pas de cette pente rapide comme une montagne russe.

Je proposai donc de l’attendre pour aviser au moyen de lui faire gravir cette côte. La proposition fut acceptée.

Nous descendîmes, et tandis que l’hiemchick faisait gravir le traîneau chargé seulement des bagages, nous nous mîmes, Moynet, Grégory et moi, à faire avec nos kangiars un abatis de branches auxquelles nous mîmes le feu pour nous réchauffer.

Nous fumions comme du bois vert, mais tout en fumant nous nous séchions, c’était l’important.

Tout en fumant, tout en séchant, nous prêtions l’oreille.

Enfin nous entendîmes les sonnettes de la poste, et nous vîmes paraître la télègue avec Timaff juché sur le point culminant des bagages.

Timaff était splendide. L’eau dont il était trempé s’était presque immédiatement convertie en glaçons ; c’était une colonne couverte de stalactites ; moins le réchaud où il se réchauffe les doigts, il ressemblait à la statue de l’Hiver du grand bassin des Tuileries.

Nous ne lui demandâmes même pas comment il avait passé : son habit de glaçons racontait éloquemment la chose ; seulement, comme il était couvert d’une touloupe et de deux ou trois capotes, l’eau n’avait point pénétré jusqu’à ce corps perdu sous ses cinq ou six enveloppes.

S’il eût fait chaud, il eût fini par se mouiller ; mais la gelée avait arrêté l’eau en route.

Quant à nos malles et à nos coffres, le tout était couvert d’une couche de glace.

Nous dételâmes les chevaux du traîneau, qui, débarrassé de notre poids, avait atteint heureusement le haut de la côte, et nous les attelâmes à la télègue ; mais nos six chevaux s’épuisèrent inutilement : la télègue arriva au tiers de la montagne, et là, s’enfonçant dans la neige jusqu’au moyeu, s’obstina à y rester.

Nous vîmes qu’il était inutile de nous entêter à une chose impossible, nous dîmes à Timaff de nous attendre, nous allions gagner le prochain village, nommé Ruys, et de là nous lui enverrions des chevaux ou des bœufs.

Ruys, à ce que nous assura notre hiemchick, n’était qu’à dix verstes, c’était l’affaire de deux heures tout au plus.

Timaff resta au haut de sa télègue, où il avait l’air du roi Décembre régnant sur son empire de frimas.

Nous remontâmes sur notre traîneau, que nous pressâmes autant que nous pûmes.

Nous avions à peine une heure de jour, et le temps était mauvais.

CHAPITRE LI.

Où Timaff trouve à faire un nouvel emploi de ses allumettes chimiques.

Pendant une verste à peu près nous allâmes assez rapidement, nous nous trouvions sur un plateau ; mais au fur et à mesure que nous approchions du Sourham, les côtes se succédaient et devenaient de plus en plus rapides.

Nous arrivâmes au bas d’une montée ; il faisait presque nuit.

Il est impossible de se faire une idée, sans l’avoir vu, d’un paysage entièrement couvert de neige, le chemin était à peine tracé par les pieds des chevaux, on n’y découvrait aucune trace de roues de voitures, ni de patins de traîneaux ; au fond s’étendait comme un immense rideau blanc, dont les dentelures se perdaient dans un ciel gris, la chaîne du Sourham, qui réunit la branche du Caucase qui se prolonge vers la mer Noire et s’arrête à Anapa à la branche qui s’enfonce dans la Perse, en séparant le Lévistan de l’Arménie ; à notre gauche, au bas d’une immense nappe de neige insensiblement inclinée, grondait la Koura ; à notre droite, une série de monticules bornaient l’horizon en s’élevant les uns au-dessus des autres en vagues immobiles.

Aucun être humain, aucune créature animée ne sillonnait ce désert, image la plus complète de la mort que j’aie jamais vue.

Le ciel, la terre, l’horizon, tout était blanc, tout était froid, tout était glacé.

Nous descendîmes du traîneau, prîmes nos fusils sur nos épaules et commençâmes de gravir cette pente à pied.

Déjà un mois auparavant, M. Murrey, ambassadeur d’Angleterre en Perse, avait fait le chemin que nous faisions, et il avait écrit qu’il n’avait pu traverser le Sourham qu’en faisant traîner ses trois voitures par soixante bœufs.

Or, depuis un mois il avait constamment neigé ; en admettant la progression, il nous en faudrait deux cents.

Nous enfoncions à chaque pas jusqu’aux genoux, Grégory