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le caucase

se hasarda hors de la route indiquée par les pas des chevaux et enfonça jusqu’à la ceinture.

Nous avions autour de nous une moyenne de quatre à cinq pieds de neige ; nous comprenions très-bien que pris par un tourbillon dans la situation où nous nous trouvions, nous y resterions tous, hommes et chevaux.

Il faisait très-froid, et cependant la route était tellement fatigante que nous étions couverts de sueur ; nous arrêter un instant, c’était laisser se glacer cette sueur sur notre visage, c’était risquer une pleurésie ou une fluxion de poitrine ; il fallait donc continuer de marcher ; d’ailleurs, le traîneau, que nous apercevions comme un point noir à une verste derrière nous, et qui, débarrassé de notre poids, ne nous suivait qu’avec une difficulté inouïe, ne ferait plus un pas du moment que nous serions dedans.

Nous mîmes trois quarts d’heure à peu près à atteindre le sommet de la montagne.

Nous nous trouvions sur un plateau.

Nous continuâmes notre chemin en ralentissant le pas pour nous refroidir peu à peu, mais nous fîmes à peu près trois verstes avant que le traîneau nous rejoignît.

Par bonheur il y avait de la lune ; quoiqu’il fût impossible de l’apercevoir à cause de la masse de neige suspendue dans l’atmosphère, sa clarté arrivait jusqu’à nous pâle, maladive, mourante, mais suffisante cependant pour nous permettre de nous diriger.

Nous boutonnâmes nos touloupes et remontâmes dans le traîneau ; au bout d’une demi-heure à peu près nous entendîmes des abois de chiens, mais à quatre ou cinq verstes au moins de nous.

Ces abois venaient du village de Ruys.

Il n’y avait plus que patience à avoir, nous approchions.

Nous mîmes trois quarts d’heure à faire ces quatre verstes, le traîneau n’allait qu’au pas ; notre hiemchick craignait de perdre le chemin, dont on ne voyait plus aucune trace.

À chaque instant il s’arrêtait pour s’orienter.

Par bonheur, les abois des chiens le guidaient ; à mesure que nous avancions ces abois redoublaient ; avec le flair prodigieux d’animaux à demi sauvages ils nous avaient éventés à une lieue.

Enfin nous vîmes se dessiner des lignes noires, c’étaient les haies du village. Nous pressâmes notre hiemchick, qui ne pouvait plus craindre de se perdre, mais seulement de nous verser dans quelque trou.

Il n’en fit rien ; notre traîneau s’arrêta en face d’une espèce d’auberge placée en sentinelle avancée sur la route, l’hiemchick appela, l’hôte sortit avec un tison allumé à la main.

Nous étions glacés malgré nos touloupes, nous nous hâtâmes de gagner la maison.

Je me hâte de m’excuser d’avoir appelé cela une maison.

C’était un hangar, un appentis, un bouge, effroyable à l’extérieur, mais pis que cela, repoussant à l’intérieur.

Cet intérieur était éclairé par un grand feu brûlant dans une cheminée de briques, la lueur de ce feu se jouait sur des objets qu’il était impossible de reconnaître au premier coup d’œil, impossible d’énumérer une fois reconnus.

C’étaient des peaux de buffles entassées dans un coin, des poissons séchés et des morceaux de viande boucanée pendus pêle-mêle au plafond avec des paquets de chandelles ; des outres à moitié vides, des graisses fondues débordant des vases sur le plancher, des nattes pourries servant de lit aux hiemchicks, des verres qui n’avaient jamais été rincés, quelque chose d’inouï, sans aspect, surtout sans nom.

Il fallait entrer là dedans, marcher sur ce plancher boueux sur lequel la gelée n’avait pas de prise, respirer cette atmosphère infecte, sans odeur déterminée, mélangée de vingt odeurs nauséabondes ; il fallait s’asseoir sur cette paille, ou plutôt sur ce fumier ; il fallait surmonter tous les dégoûts, vaincre toutes les répugnances ; il fallait se boucher le nez, il fallait fermer les yeux, il fallait affronter enfin quelque chose de bien pis que le danger.

Notre premier soin fut de nous informer d’un moyen de nous procurer des chevaux ou des bœufs.

Le maître du logis, espèce de boucher aux vêtements couverts de taches sanguinolentes, passa de l’autre côté d’un comptoir et donna quelques coups de pied à un objet sans forme et gisant à terre.

L’objet sans forme s’anima, se plaignit, mais presque aussitôt rentra dans l’immobilité, retomba dans le silence.

Les coups de pied redoublèrent, une créature humaine couverte de lambeaux se dessina dans la pénombre, se dressa sur ses pieds, se frotta les yeux et demanda, avec ce lamentable accent d’une fatigue incessante, d’une douleur continue, ce qu’on voulait.

Sans doute le tavernier lui dit qu’il s’agissait d’aller chercher des chevaux.

L’enfant, c’était un enfant, se glissa sous le comptoir et passa pour aller à la porte dans le cercle de lumière que projetait le feu.

C’était un charmant enfant, pâli, amaigri par la souffrance, plein de cette poignante poésie de la misère, dont nous n’avons pas même l’idée dans nos pays civilisés, où la charité, sinon la charité, la police, jette son manteau sur les nudités qui deviennent par trop hideuses.

L’enfant s’éloigna grelottant et gémissant, c’était une plainte vivante.

Pendant ce temps nous nous étions approchés du feu et nous avions cherché vainement quelque chose pour nous asseoir. Je me rappelai m’être heurté à la porte contre une espèce de poutre, j’appelai Grégory et Moynet ; à nous trois nous la soulevâmes et l’apportâmes devant le feu, c’était un siége.

L’enfant revint au bout d’un instant, se glissa sous le comptoir, alla reprendre sa place, se roula comme un hérisson et se rendormit.

Il était suivi de deux hommes.

Ces deux hommes étaient des loueurs de chevaux.

Grégory discuta un instant avec eux, nous transmit leurs prétentions : ils voulaient quinze roubles pour aller chercher la télègue, enfin ils finirent par réduire leurs prétentions à dix ; nous leur en donnâmes cinq à titre d’arrhes et ils partirent, promettant que dans deux heures la télègue nous aurait rejoints.

Il était dix heures du soir.

Nous mourions de faim. Par malheur, la cuisine était sur la télègue. Nous jetâmes les yeux sur tout ce qui nous entourait ; à la seule vue de ce que pouvait nous offrir notre hôte,