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le caucase

Puis ils revinrent.

Timaff fit briller une seconde allumette, puis une troisième, puis une quatrième ; chaque fois qu’il suspendait cet exercice les loups se rapprochaient d’un pas : il frottait une allumette, et les loups s’arrêtaient.

Cela dura une heure.

Quand les hiemchicks parurent au sommet de la côte, Timaff en était à ses dernières allumettes.

Il était temps.

Au bruit des grelots, au mouvement des chevaux, aux cris des hiemchicks, les loups s’enfuirent.

Ils croyaient trouver Timaff gelé, ils trouvèrent Timaff en nage.

Il leur raconta son aventure ; les hiemchicks et lui se mirent en quête des différentes pièces de notre cuisine, qui se retrouvèrent toutes.

Deux poulets rôtis, sur lesquels je comptais, avaient disparu. Sans doute Timaff, dans sa précipitation, les avait jetés aux loups avec le reste, et les loups avaient dévoré les projectiles.

Nous crûmes qu’il était inutile de recommander à Timaff de ne point laisser les hiemchicks dételer leurs chevaux et partir avec eux.

Nous avions tort, comme nous le prouva l’avenir.

CHAPITRE LII.

Le Sourham.

Timaff était arrivé, Timaff était sauvé des loups, mais Timaff, sauvé des loups, était arrivé avec les chevaux et les hiemchicks que nous lui avions envoyés, de sorte que la télègue était complétement démontée.

Je demandai aux hommes qui avaient ramené Timaff et la télègue combien ils voulaient pour aller jusqu’à la première station.

Ils demandèrent huit roubles.

Avec dix que je venais de leur donner, cela faisait dix-huit roubles, c’est-à-dire soixante-douze francs pour une seule station, sans compter les quatre roubles déjà donnés au maître de poste de Gory.

C’était cher. Je refusai.

Timaff attendrait avec la télègue et j’enverrais des chevaux pour les prendre aussitôt arrivé à la première poste.

Restait à régler notre compte avec l’hôte.

J’avais mangé cinq pommes de terre, les autres n’avaient absolument rien pris.

Il demanda cinq roubles. Cela mettait la pomme de terre à quatre francs la pièce.

C’était encore plus cher que les chevaux.

— Offrez-lui un rouble, non pas pour les cinq pommes de terre que nous avons mangées, mais pour les cinq heures que nous avons passées chez lui ; un rouble ou une volée de coups de fouet, à son choix.

L’hôte eut de la peine à se décider, mais enfin il se décida pour le rouble.

Le brave homme nous regardait fort de travers, et il eût fait, j’en ai peur, un mauvais parti à celui de nous qui serait tombé entre ses mains sans armes ; mais nos fusils à deux coups, mais nos kangiars nous rendaient d’une digestion difficile.

Il n’essaya donc pas même de mordre.

Nous étions déjà montés en traîneau et prêts à partir, lorsque les loueurs de chevaux se ravisèrent ; ils offraient de conduire la télègue jusqu’à la prochaine station pour cinq roubles.

J’étais las de disputer. Je consentis à cinq roubles, les prévins que je ne les payerais qu’une fois arrivés.

Ce manque de confiance ne parut aucunement les blesser. On attela cinq chevaux à la télègue, c’étaient mes conditions. On réveilla Timaff, qui s’était déjà endormi au coin du feu, on le fit monter sur sa télègue, et on lui annonça qu’il aurait cette fois et dorénavant les honneurs de l’avant-garde.

Timaff ne fit aucune objection : il n’avait qu’un défaut, du moins à mon point de vue, je ne veux pas lui faire tort de ceux que les autres peuvent avoir à lui reprocher : c’était d’être trop passif.

Il était environ quatre heures du matin, il nous restait douze verstes à faire. Nous commencions à être tellement familiarisés avec le danger, que nous ne demandâmes même pas si le chemin était bon ou mauvais.

Par hasard il était bon.

Nous arrivâmes à la station vers sept heures du matin.

Pas de chevaux !

Comme c’était probable, à sept heures du matin, et avec un mètre de neige par les chemins !

Sans explication aucune, je montrai, non pas mon paderogni, il faut qu’on sache en Russie combien les maîtres de poste font cas des deux cachets de la couronne, mais mon fouet.

J’avais tout exprès à Gory rouvert une malle pour en tirer un fouet que m’avait donné le prince Tumene, et avec lequel un jour il avait tué d’un seul coup un loup affamé qui avait sauté à la gorge de son cheval.

J’invite ceux de mes lecteurs qui voudraient voyager en Russie à m’en venir demander le modèle, je me ferai un plaisir de populariser cet instrument.

Les chevaux semblèrent sortir de terre.

Curieux pays que celui où tout le monde connaît l’existence d’un pareil abus et où personne n’y porte remède.

À dix heures nous étions au village de Sourham.

— Des chevaux ?

— Il n’y en a pas.

— Mon cher ami, me dit Moynet, mettez une décoration, ne fût-ce qu’au cou, ou sans cela nous n’arriverons jamais.

C’est encore une triste vérité, mais c’en est une.

J’ouvris à malle aux décorations comme j’avais ouvert la malle au fouet, ces deux grands moyens d’action ; je mis à ma boutonnière la plaque de Charles III et je renouvelai ma demande.

— À l’instant même, général, me dit le maître de poste.


ALEXANDRE DUMAS. (Édité par Charlieu.)

Paris. — Typ. de H. S. Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46.