Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/203

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
199
le caucase

notre cœur se soulevait. Grégory seul résistait triomphalement à ce sentiment de dégoût.

— Demandez à cet homme s’il a des pommes de terre, lui dis-je, nous les ferons cuire sous la cendre. C’est la seule chose que je me sente le courage de manger dans cette infecte sentine.

L’homme avait des pommes de terre.

— Qu’il nous en donne alors, dis-je à Grégory.

Grégory lui transmit notre demande.

L’homme s’approcha de l’enfant et lui donna un second coup de pied.

L’enfant se leva, plaintif et gémissant, comme la première fois glissa sous le comptoir, se perdit dans les profondeurs obscures de notre hangar et revint avec son papack plein de pommes de terre.

Il les versa à nos pieds et alla se recoucher.

Je mis des pommes de terre sous la cendre, et cherchai des yeux un endroit où je pusse m’adosser pour dormir.

Moynet avait été chercher dans le traîneau une vieille peau de mouton qui nous servait à envelopper nos jambes, il l’avait étendue à terre et dormait déjà dessus avec notre poutre pour oreiller.

Grégory trouva un pavé, s’adossa à moi, et nous nous endormîmes appuyés l’un contre l’autre.

Il y a certaines positions où, si fatigué que l’on soit, l’on ne dort pas longtemps, je me réveillai au bout d’un quart d’heure.

J’ai un heureux privilége pour un voyageur, c’est de dormir à volonté, et de me trouver reposé par un sommeil si court qu’il soit.

Souvent après mes longues nuits de travail, et quand je suis resté au lit une heure ou deux seulement, mes yeux se ferment, et si je suis posé contre un mur, ma tête s’appuie au mur ; si je suis devant une table, ma tête tombe sur la table.

Alors, si gênante que soit la position, quelque angle que fasse mon corps, je dors cinq minutes, et au bout de cinq minutes je me réveille assez reposé pour me remettre immédiatement au travail ; seulement, ce n’est pas pour moi que le proverbe « qui dort dîne » a été fait, je me réveille presque toujours ayant très faim.

Aussi, à l’aide de mon kangiar, tirai-je une ou deux pommes de terre du feu ; elles étaient cuites ; je demandai du sel.

L’homme donna un coup de pied à l’enfant, l’enfant se réveilla, et, à moitié endormi, m’apporta un morceau de sel gros comme une noix ; cette façon d’offrir du sel avait un avantage, c’est que le centre au moins était propre.

Dans tout le Caucase, on vend le sel en énorme bloc, tel qu’on le tire des mines. Je ne sais pas où va l’énorme quantité de sel marin que l’on recueille sur les lacs salés ; excepté sur les tables des personnes riches, j’ai constamment vu du sel gemme.

Je mangeai quatre ou cinq pommes de terre, et ma faim se trouva engourdie.

Enfin, vers deux heures du matin nous entendîmes les grelots des chevaux ; nous courûmes à la porte, Grégory et moi ; Moynet dormait toujours profondément.

C’était notre télègue qui arrivait avec les huit chevaux de nos loueurs, des chevaux de la poste et de l’hiemchick il n’y avait point vestige.

Notre idiot de Timaff avait laissé l’hiemchick dételer ses chevaux et partir avec eux, et était resté seul.

Cela avait bien été tant qu’il avait fait jour, mais la nuit venue il avait entendu des rugissements qui allaient toujours en se rapprochant, puis il avait vu luire comme des étincelles au milieu de l’obscurité.

Alors il avait commencé à comprendre qu’on était à cette heure que chez nous on appelle entre chien et loup ; seulement il n’y avait pas de chiens, mais en échange il y avait des loups.

Timaff avait cherché si nous lui avions laissé une arme quelconque ; mais nous n’avions plus de nos armes que trois fusils, et nous les avions pris tous les trois.

Les loups avaient été longtemps sans prendre le parti de s’approcher de la télègue : cette masse inconnue de forme les inquiétait ; enfin l’un d’eux s’était risqué et était venu s’asseoir sur son derrière à vingt pas de Timaff.

Timaff, alors, avait gagné le plus haut du sommet de la télègue.

Au mouvement qu’il avait fait, le loup s’était enfui.

Mais voyant que tout était redevenu immobile et qu’aucun bruit ne se faisait entendre, le loup s’était rassuré, et au lieu de s’arrêter à vingt pas, il était venu jusqu’à dix.

Alors Timaff lui avait jeté son papack, et le loup s’était sauvé une seconde fois.

Mais c’était un loup obstiné, et il était revenu à la charge.

Timaff avait cherché quelque chose à lui jeter, et avait avisé notre cuisine.

Il avait commencé à jeter au loup le couvercle, puis le gril, puis la casserole, puis la poêle, puis les assiettes ; le diable de loup revenait toujours, et il semblait dire à ses compagnons : — Vous voyez bien que ce n’est rien, faites comme moi, venez.

Et les loups, qui commençaient à se rassurer en voyant l’assurance de leur compagnon, se rapprochaient de plus en plus ; il ne restait à Timaff que deux projectiles, la marmite et la cuiller à pot.

Au lieu de les leur jeter, action qui le désarmait, il les frappa l’une contre l’autre.

À ce bruit, les loups s’enfuirent, mais pas loin, en loups intelligents et qui comprennent que ce bruit-là n’est pas bien dangereux ; aussi, au bout d’un quart d’heure, Timaff les vit-il reparaître en plus grand nombre, et déterminés cette fois, ils le paraissaient du moins, à pousser la chose jusqu’au bout.

Timaff comprit que s’il ne variait pas ses moyens de défense, il était perdu ; ces loups, qui, malgré leurs excellents yeux, ne pouvaient voir sous sa touloupe et ses trois capotes, n’avaient garde de deviner qu’ils n’avaient affaire qu’à une espèce de squelette, et se rapprochaient de plus en plus.

Alors une idée lumineuse traversa le cerveau obtus de Timaff.

Il avait sur lui son briquet phosphorique tout bourré d’allumettes.

Il jeta aux loups la cuiller à pot et la marmite, et tira son briquet.

Une allumette s’alluma en crépitant et jeta un éclair.

Les loups se sauvèrent.