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le caucase

du silence profond de quatre-vingts ou cent spectateurs qui nous regardaient partir.

Une fois hors de la ville, nous replaçâmes nos fusils dans une position plus commode.

La chose à laquelle on a le plus de peine à croire, quand on est habitué à la vie de Paris, à la sécurité des routes de France, c’est à un danger pareil à celui dont chacun nous disait que nous étions menacés : notre rencontre de la surveille, les quelques coups de fusils qui en avaient été la suite [1] nous indiquaient cependant que nous étions en pays sinon encore ennemi, du moins déjà douteux.

C’était en effet le lendemain seulement que nous devions entrer en pays véritablement ennemi.

Il en est de la distance comme du danger ; il me fallait une grande force de volonté pour me persuader que j’étais au milieu de ces pays presque fabuleux où j’avais voyagé tant de fois sur la carte, pour me convaincre que j’avais à quelques verstes à ma gauche la mer Caspienne, que je traversais les steppes de la Kalmoukie et de la Tatarie, et que ce fleuve sur les bords duquel nous étions forcés de nous arrêter était bien ce Téreck chanté par Lermantoff, — ce Téreck qui prend sa source au pied du rocher de Prométhée, et qui dévaste le sol sur lequel a régné la mythologique reine Daria.

Nous étions en effet arrêtés au bord du Téreck, et nous attendions le bac qui venait nous prendre après avoir passé une caravane de chevaux, de buffles et de chameaux.

Tous les bacs des rivières en Russie, du moins dans la partie de la Russie que nous avons parcourue, sont l’œuvre du gouvernement ; on les passe gratis. Sous ce rapport, la Russie est le pays le moins fiscal qu’il y ait au monde.

À l’endroit où nous allions le traverser, le Téreck est large deux fois comme la Seine.

Nous descendîmes de notre tarantasse, à cause de l’escarpement des rives du fleuve, et nous prîmes place sur le bac avec une de nos voitures et notre chef d’escorte : le reste de nos Cosaques gardait l’autre, tant est grande la confiance que l’on a dans la loyauté des habitants.

En effet, nous passés ou nous passant, le second hiemchick pouvait se mettre au galop avec la seconde de nos voitures, et le diable sait, comme disent les Russes, qui n’emploient jamais le mot de Dieu en cette occasion, le diable sait où nous l’eussions rattrapée.

Nous sondâmes le Téreck avec une perche : il avait sept ou huit pieds de profondeur. Les Tchetchens, malgré cette profondeur, le passent à la nage avec leurs prisonniers attachés à la queue de leurs chevaux. C’est à eux de tenir comme ils peuvent la tête hors de l’eau.

C’est là, comme nous le disait la femme du gouverneur de Kisslarr, que les femmes s’enrhument.

En attendant notre télègue et pour montrer à notre chef d’escorte la supériorité de nos armes sur les armes asiatiques, j’envoyai avec ma carabine, qui est, il est vrai, une des meilleures armes de Devisme, une balle à deux mouettes qui pêchaient à six cents pas de nous. La balle frappa juste entre elles deux, à l’endroit que j’avais indiqué d’avance. En ce moment Moynet tuait un pluvier au vol, ce qui n’étonna pas moins notre Cosaque que la portée et la justesse de ma balle. Les peuples caucasiens, comme les Arabes, ne tirent bien qu’à coup posé. Les montagnards ont une fourchette attachée à leur fusil ; aussi leur première balle est-elle la seule qui soit réellement dangereuse ; les autres vont au hasard.

Notre télègue passa pendant ce temps le fleuve et nous rejoignit. Nous marchions alors dans une contrée marécageuse, enfermée dans un contour du Téreck, que nous rencontrâmes de nouveau, mais que nous traversâmes cette fois à gué, en même temps que les chevaux, les buffles et les chameaux qui nous avaient précédés sur le bac à l’autre passage, et qui, pendant notre passage à nous, avaient gagné du chemin.

Un passage de gué est toujours un tableau des plus pittoresques ; mais notre passage à nous, au milieu de notre escorte et de la caravane qui, quoique nous étant étrangère, passait en même temps que nous, était une des choses les plus intéressantes qui se pussent voir. Tout ce qui était cheval et buffle passait assez volontiers ; mais les chameaux, qui ont horreur de l’eau, faisaient mille difficultés pour se mettre au fleuve. C’étaient des cris ou plutôt des hurlements qui semblaient bien plus appartenir à une bête féroce qu’au pacifique animal que les poëtes ont nommé le navire du désert, sans doute parce que son trot, comme le tangage d’un vaisseau, donne le mal de mer.

Si pressés que nous fussions d’arriver à cause du mauvais pas que nous avions à traverser, nous ne pûmes nous empêcher d’attendre que tout le passage fût effectué. Enfin, chevaux profitant du passage pour boire, buffles nageant la tête seule hors de l’eau, chameaux montés par les conducteurs et trempant à peine leur ventre dans le fleuve, grâce à leurs longues jambes, arrivèrent à l’autre bord et se remirent en route.

Nous les imitâmes en les précédant, et rien ne nous arrêta plus jusqu’à la station suivante.

Là on ne put nous donner que quatre Cosaques d’escorte ; il n’y en avait que six au poste, et c’était bien le moins qu’il en restât deux pour le garder.

D’ailleurs, nous n’étions pas encore à l’endroit dangereux ; à partir de ce moment des postes de Cosaques, avec l’espèce de pigeonnier qui leur sert de guérite et au haut duquel un homme reste jour et nuit en faction, étaient placés de cinq verstes en cinq verstes, et dominaient toute la route.

Ces sentinelles ont à la portée de la main une botte de paille goudronnée, à laquelle, la nuit, en cas d’alarme, ils mettent le feu. Ce signal, qui est vu à vingt verstes à la ronde, réunit à l’instant tous les postes voisins sur le point qui demande du secours.

Nous partîmes avec nos quatre Cosaques.

Tout le long de la route nous trouvions occasion de chasser sans descendre de la tarantasse : des quantités de pluviers pâturaient à droite et à gauche de la route.

Seulement les cahots de la tarantasse sur un chemin pierreux rendaient le tir extrêmement difficile.

Quand par hasard l’animal sur lequel nous avions tiré restait sur la place, un de nos Cosaques l’allait chercher, et quelquefois sans descendre de cheval, — on comprend que c’étaient

  1. Dans notre Voyage des Steppes, nous raconterons ce petit engagement, qui fut plutôt un avis de nous tenir sur nos gardes qu’un combat sérieux.