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le caucase

les habiles qui faisaient cela, — le ramassait en passant au galop.

Puis on l’apportait au garde-manger. Nous avions baptisé ainsi les deux poches extérieures de notre tarantasse.

Mais bientôt nous fûmes privés de cette distraction ; le temps, qui depuis le main était brumeux, se couvrit de plus en plus ; et un brouillard épais se répandit dans la plaine, nous permettant à peine de voir à vingt-cinq pas autour de nous.

C’était un véritable temps de Tchetchens ; aussi nos Cosaques resserrèrent-ils leur cercle autour de nos voitures, et nous invitèrent-ils à glisser des balles dans nos fusils de chasse chargés de plomb à perdreaux.

Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois ; en cinq minutes la substitution fut faite, et nous nous trouvâmes en état de faire face à vingt hommes.

Nous avions dix coups à tirer sans avoir besoin de recharger.

À chaque station, du reste, l’ordre était donné aux Cosaques et aux hiemchicks, — et le grade que ceux-ci me supposaient eût servi dans ce cas à me faire obéir ponctuellement, — l’ordre était donné, au moment où l’on apercevrait les Tchetchens, de faire arrêter les deux voitures, de les placer sur la même ligne, à quatre pas l’une de l’autre, les chevaux dételés combleraient les intervalles, et à l’abri de la barricade inanimée et vivante, nous ferions feu, tandis que les Cosaques, de leur côté, prendraient part à l’action en troupe volante.

Comme à chaque changement d’escorte j’avais le soin de faire voir aux Cosaques la justesse et la portée de nos armes, cela leur donnait en nous une confiance que nous n’avions pas toujours en eux, surtout quand nous avions pour défenseurs des Gavrielowitchs.

Ce dernier mot demande une explication.

On l’applique aux Cosaques du Don, qu’il ne faut pas confondre avec les Cosaques de la ligne.

Le Cosaque de la ligne, né sur les lieux, en face de l’ennemi qu’il a à combattre, familiarisé dès l’enfance avec le danger, soldat à douze ans, passant trois mois par an seulement à sa stanitza, c’est-à-dire dans son village, restant à cheval et sous les armes jusqu’à cinquante ans, est un admirable soldat, qui fait la guerre en artiste et qui trouve du plaisir au péril.

De ces Cosaques de la ligne, fondés, comme nous l’avons dit, par Catherine, mêlés aux Tchetchens et aux Lesguiens dont ils ont enlevé les filles, — comme les Romains étaient mêlés aux Sabins, — est résultée une race croisée, ardente, guerrière, gaie, adroite, toujours riant, chantant, se battant ; on cite d’eux des traits d’une bravoure incroyable ; d’ailleurs, nous les verrons à l’œuvre.

Le Cosaque du Don, au contraire, pris à ses plaines pacifiques, transporté des rives de son fleuve majestueux et tranquille aux bords tumultueux du Téreck ou aux rives décharnées de la Kouma, enlevé à sa famille d’agriculteurs, attaché à sa longue lance qui lui est plutôt un embarras qu’une défense, attristé par ce bâton qui s’obstine à ne pas le quitter, inhabile à manier le fusil et à conduire le cheval, le Cosaque du Don, qui fait encore un assez bon soldat en campagne, fait un exécrable soldat d’embuscade, de ravins, de buissons et de montagnes.

Aussi les Cosaques de la ligne et la milice tatare, excellente troupe d’escarmouche, se moquent-ils éternellement des Gavrielowitchs.

Pourquoi ?

Voici :

Un jour des Cosaques du Don étaient d’escorte, l’escorte fut attaquée par les Tchetchens, l’escorte se sauva.

Un jeune Cosaque mieux monté que les autres, après avoir jeté lance, pistolet, schaska, sans papack, l’œil effaré, éperdu de terreur, rentra dans la cour du poste au grand galop de son cheval, en criant de tout ce qui lui restait de force :

Zostoupies za nas, Gavrielowitch.

Ce qui voulait dire :

Sauve-nous, fils de Gabriel.

Puis après cet effort suprême il tomba évanoui de son cheval.

Depuis ce temps les autres Cosaques et les miliciens tatars appellent les Cosaques du Don, des Gavrielowitchs.

Les montagnards, qui rachètent à tout prix leurs compagnons tombés aux mains des Russes, donnent quatre Cosaques du Don ou deux miliciens tatars pour un Tchetchen, un Tcherkesse, ou un Lesguien ; mais ils échangent homme pour homme le Cosaque de la ligne contre le montagnard.

Jamais on ne rachète un montagnard qui a été blessé d’un coup de lance ; s’il a été blessé d’un coup de lance, il a été blessé par un Cosaque du Don ; il ne vaut donc pas la peine d’être racheté, puisqu’il a eu la maladresse de se laisser blesser par un si piètre ennemi. On ne rachète pas non plus l’homme blessé par derrière. Cette mesure s’explique d’elle-même. L’homme blessé par derrière a été blessé en fuyant.

Or, pour le moment, notre escorte se composait de Gavrielowichs, ce qui n’était point rassurant, vu le brouillard qui nous enveloppait.

Nous fîmes ainsi, au milieu du brouillard et le fusil armé, et sur le genou, les dix ou douze verstes qui nous séparaient encore de la station, traversant les deux villages fortifiés et palissadés de Kargatemkaïa et de Scherbakoskaïa.

La première défense de chacun de ces villages, qui s’attend à chaque instant à être attaqué par les Tchetchens, est un large fossé qui l’enceint complétement.

Une haie de gergei-dérévo remplace la muraille des villes de guerre et est au moins aussi difficile à escalader.

Puis en outre, chaque maison qui peut devenir une citadelle est entourée d’un treillis de six pieds de haut ; quelques-uns y joignent un petit mur avec des meurtrières.

À chaque porte du village où est la sentinelle qui se promène devant la porte, est un de ces postes élevés d’où le regard embrasse tout le voisinage. Un factionnaire, que l’on relève toutes les deux heures, veille nuit et jour dans ce poste.

Les fusils sont toujours chargés ; la moitié des chevaux sont toujours sellés.

De douze à cinquante ans, chaque homme de ces sortes de villages est soldat.

Chacun a sa légende sanglante, meurtrière, terrible, qui pourrait rivaliser avec celles que nous raconte si poétiquement Cooper.