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le caucase

dans ce coin mal défini, de la Mingrélie ou du Gouriel, lui était parfaitement inconnu.

La femme comprit qu’il s’agissait de plumer les canards, et les pluma. Une pièce de vingt-cinq kopecks aida d’ailleurs à lui ouvrir l’intelligence.

Grégory alla couper trois baguettes destinées à être élevées à la dignité de broches.

Pendant que je surveillais la plumaison de notre rôti, le prince vint à moi avec un visage radieux : il avait trouvé des chevaux, et par terre, dans trois ou quatre heures il serait à Poti.

Nous le félicitâmes, regrettant fort de ne pouvoir, à cause de nos bagages, faire comme lui. Il rentra dans l’écurie, nous recommanda aux voyageurs, nos confrères, comme des gens lui ayant rendu service, nous nous embrassâmes, il sauta sur son cheval et partit au galop avec sa suite de quatre hommes, sur laquelle trois le suivaient à pied.

Je le regardai s’éloigner : cet homme, sur un mauvais cheval, avec son nouker presque aussi richement vêtu que lui et ses trois hommes déguenillés courant après le nouker, avait véritablement l’air d’un prince.

Mais presque aussitôt notre attention fut distraite par un objet d’une bien autre importance, les canards étaient plumés.

On n’attendait plus que Grégory et ses baguettes.

Il arriva.

Chaque canard fut enfilé à une baguette, chaque baguette remise à un gamin, qui reçut dix kopecks, avec invitation de lui imprimer un mouvement de rotation continuel et défense, sous quelque prétexte que ce fût, de toucher à l’animal embroché avec ses doigts.

Grégory avait trouvé un Mingrélien parlant le russe, qui lui servait d’interprète dans nos relations avec les naturels du pays.

D’ailleurs, depuis la recommandation du prince, nous nous apercevions que nous avions fort gagné en considération.

J’étais en train de surveiller la rotation de nos broches et la cuisson de nos canards, lorsque j’entendis du côté du fleuve des cris étranges et qui n’étaient ni des cris de douleur, ni des cris d’effroi.

C’était plutôt une espèce de lamentation notée.

Nous courûmes, Moynet et moi, à la porte, et nous vîmes un enterrement mingrélien. Le cadavre, en se rendant à son dernier domicile, faisait halte entre la porte de notre écurie et le fleuve. Les porteurs, fatigués, avaient posé le cercueil sur la neige. Le prêtre profitait de ce temps d’arrêt pour dire quelques prières des morts, et la veuve pour jeter les cris que nous avions entendus.

Ce qui nous frappa tout d’abord dans cette veuve toute vêtue de noir et se déchirant le visage avec ses ongles, malgré les efforts de ceux qui l’entouraient, c’était sa haute taille.

Elle dépassait de la tête les hommes les plus grands.

Nous nous approchâmes et nous eûmes l’explication du phénomène.

Les hommes, qui avaient des bottes, ne craignaient pas de marcher dans la neige, mais la veuve, qui n’avait que des babouches et qui les y eût laissées au premier pas, était montée sur des patins de trente centimètres de haut.

De là venait sa stature colossale.

Deux autres Patagones de même taille qu’elle faisaient le centre d’un autre groupe.

C’étaient les filles du défunt.

Cinq ou six femmes, montées aussi sur patins et qui étaient restées en arrière je ne sais pour quelle raison, accouraient à grands pas pour rejoindre le groupe principal.

Leurs longues enjambées, leur démarche, qui n’avaient plus, grâce à ces espèces d’échasses, rien de féminin, leurs costumes rouges, jaunes et verts, qui ne se prêtaient en rien à la cérémonie funèbre à laquelle elles étaient mêlées, donnaient à tout cet ensemble, qui dans le fond cependant n’avait rien de gai, une physionomie grotesque qui nous frappait, Moynet et moi, mais qui nous parut n’avoir aucune prise sur les assistants.

Le cortége se remit en route ; mais sans doute les instances des parents et amis avaient obtenu de la veuve qu’elle n’allât pas plus loin, car après avoir fait encore quelques pas à la suite du cercueil, elle s’arrêta, se renversant dans les bras de ceux qui l’accompagnaient et étendant les mains du côté où s’éloignait le cortége ; puis enfin elle reprit le chemin par lequel elle était venue.

Un peu plus loin, les deux filles s’arrêtèrent à leur tour et revinrent sur les traces de leur mère.

Le cercueil disparut à notre droite entre les arbres.

La veuve et ses filles disparurent du côté opposé.

Nous rentrâmes et jetâmes un coup d’œil sur nos rôtisseurs.

Les misérables, pour faire cuire plus rapidement nos canards, leur avaient fait sur la poitrine des entailles longitudinales par lesquelles ils avaient perdu tout leur jus et tout leur sang.

Nous n’avions plus que des espèces de tampons ressemblant plus à ce chanvre importé en Mingrélie par Sésostris, qu’à cette chair savoureuse dans laquelle notre faim, ravivée par le grand air, se promettait de mordre à belles dents.

En remettre trois autres à la broche et les surveiller convenablement, c’était l’affaire d’une heure, et notre estomac protestait contre notre gourmandise.

Nous tirâmes donc nos assiettes de notre cuisine, nous nous servîmes à chacun notre canard et le dévorâmes, Moynet et Grégory avec leur pain noir, moi sans pain.

J’avais cet affreux pain noir en horreur.

Une fois notre faim apaisée, nous n’avions rien de mieux à faire qu’à dormir.

Mais dormir dans ce bouge, ce n’était pas chose facile, au milieu des chevaux qui ruaient, des chiens qui rongeaient nos carcasses de canards, et des puces qui soupaient à leur tour.

Quand je dis les puces, je circonscris peut-être un peu trop la dénomination des convives appelés à se nourrir de notre chair ; le rat de ville, j’en ai bien peur, avait invité le rat des champs.

Je pensai un instant à dresser notre tente au bord du fleuve et sortis pour chercher un emplacement ; mais la terre était détrempée de telle façon, qu’il fallait se décider à coucher littéralement dans la boue.

Il y avait le bateau.

Mais le voisinage de ces immondes Scopsis me répugnait