Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/226

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
222
le caucase

encore plus que celui de nos voyageurs, de leurs chiens et de leurs chevaux.

Je rentrai donc résigné, comme ces martyrs que l’on jetait dans le cirque pour y être mangés par les bêtes.

Si j’avais pu travailler, si j’avais pu lire, si j’avais pu prendre des notes…

Mais pas de table, pas de plume, pas d’encre ; une lumière venant du foyer, c’est-à-dire d’en bas, et rendant le crayon inutile.

Nous fîmes de notre poutre un oreiller, nous étendîmes nos pieds du côté du feu, nous nous enveloppâmes la tête de nos bachelicks, et nous tâchâmes de dormir.

Mais bien des fois avant que mes yeux se fermassent sérieusement, ils s’entr’ouvrirent et se fixèrent sur la bechemette rouge et or d’un Turc d’Akhalzikhe.

Quel rouge ! je le revoyais plus éclatant encore les yeux fermés.

Je ne sais qui a dit que le rouge était aux couleurs ce que la trompette était aux instruments, celui-là a dit une grande vérité.

La bechemette rouge et or de notre Turc me sonnait une véritable fanfare dans les yeux.

Je me levai et lui offris une de mes couvertures : par bonheur il accepta ; la couverture était grise, il la tira sur son nez et se confondit avec la nuit.

Dans ce moment, un homme entra avec une poule.

C’eût été ailleurs un bien petit épisode, à Cheinskaïa, j’ai oublié de dire que nous étions à Cheinskaïa, ce fut un événement.

Au premier gloussement que poussa la poule, chacun leva la tête.

Tout le monde, excepté nous qui avions des canards, ambitionnait cette malheureuse poule.

Sans doute l’homme à la bechemette rouge, qui depuis le départ du prince était devenu le personnage le plus important de l’endroit, en offrit le prix le plus élevé, car l’animal lui fut adjugé.

Il le prit, lui posa le cou sur le bout d’un tison, et d’un coup de son kangiar lui abattit la tête.

Je crus un instant que, comme la femme sauvage, il allait manger la poule avec les plumes.

Je me trompais ; il parut un instant chercher à quelle sauce il allait la mettre, et probablement dans l’espoir de la manger rôtie il essaya de lui arracher une plume.

La plume résista ; il avait affaire à une poule octogénaire.

Il appela la femme qui avait plumé nos canards.

La femme avait disparu.

La malheureuse, exilée de l’écurie, s’était établie à l’extérieur avec une botte de paille étendue sur la neige pour matelas et un tronçon d’arbre pour chevet.

Il faisait quinze degrés de froid dehors ; par malheur, la pauvre femme était si abominablement sale, que je n’eus point le courage de faire pour elle ce que j’avais fait pour mon officier russe, de lui offrir ma touloupe et mon papack.

J’ai oublié de dire que, fidèle à sa promesse, il les avait laissés à la station de poste de Koutaïs, où je les avais retrouvés.

La femme essaya de plumer la poule à son tour ; à la seconde plume, la peau vint avec.

Il n’y avait qu’un moyen, c’était de la dépouiller comme un lièvre ; mais le Turc paraissait répugner à cette extrémité.

Une conférence s’établit entre lui et la vieille femme.

Comme dans les contes de fées, le Turc me parut exprimer un souhait, mais le souhait n’était pas exaucé.

Je ne demandais pas mieux que de ne pas dormir ; à peine était-il huit heures du soir ; par l’entremise de Grégory je me mêlai donc à la conversation.

Mieux valait veiller de huit à dix heures du soir que de veiller de deux à quatre heures du matin.

D’ailleurs j’étais à peu près certain de ne pas dormir du tout, les efforts que je venais de faire pour y arriver m’ayant édifié là-dessus.

J’appris par Grégory que le Turc et la vieille femme déploraient l’absence d’une marmite ou d’une casserole.

J’avais l’une et l’autre.

Je dis un mot à Grégory, qui déposa aux pieds de notre pacha les deux objets qui faisaient le sujet de sa convoitise.

Il choisit la casserole.

On y versa de l’eau, on mit la casserole sur le feu, et quand l’eau fut bouillante, on y plongea la poule.

Au bout d’une minute on l’en tira, et l’on essaya pour la troisième fois de la plumer.

Les plumes vinrent comme par enchantement.

La poule fut plumée, vidée et remise dans le même bouillon dont on venait de la tirer.

À quoi bon changer l’eau, puisque l’on ne changeait pas la poule ?

Le Turc, sans inquiétude pour l’avenir, se recoucha en donnant son mouchoir à la vieille femme.

La vieille femme resta pour veiller sur le bouillon.

Au bout d’une heure, elle tira la poule par les pattes, en pinça la chair pour s’assurer qu’elle était cuite, et la trouvant à point, elle l’enveloppa dans le mouchoir du Turc.

La poule était évidemment réservée pour le déjeuner.

Après quoi la femme sortit.

Je cherchai inutilement, pour prolonger ma veille autant que possible, à rattacher mon intérêt à un autre épisode, tout le monde dormait, et le ronflement de quelques-uns des dormeurs témoignait de la conscience qu’ils mettaient à s’acquitter de cette douce occupation.

CHAPITRE LVIII.

Route de Maranne à Poti.

Cette nuit fut une des plus fatigantes que j’aie passées dans mon voyage. Il est impossible de faire comprendre avec quelle lenteur se traînent les heures, les demi-heures, les quarts d’heure, les minutes, les secondes même d’une pareille nuit.

Tout le monde dormait, excepté moi, et cependant j’étais brisé de fatigue, et cependant je tombais de sommeil.

Je me rappelais ces fameuses punaises de Méhanié qui mordent les étrangers et épargnent les gens du pays, en