Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/232

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
228
le caucase

férations qui avaient, celles-là, le caractère de la sincérité : les hommes du prince étaient arrivés sur des chevaux volés aux Mingréliens, et les propriétaires des chevaux les avaient reconnus et les réclamaient ; mais ils reçurent de la veuve l’ordre de ne pas persister, les intérêts vulgaires et privés devant disparaître devant le grand malheur qui frappait le pays.

Après la bataille de Tscholok, où les Mingréliens et les Russes, sous les ordres du prince Andronikhoff, battirent les Turcs, les vainqueurs se jetèrent pour piller sur le camp du pacha ; un prêtre, qui avait pris sa part du combat et qui voulait prendre sa part du pillage, tomba par hasard sur la tente du trésorier ; dans la tente était un coffre avec sa clef à la serrure, le prêtre ouvrit le coffre : il était plein d’or.

Le coffre était trop lourd pour que le prêtre l’emportât, — d’ailleurs on l’eût vu, et il ne voulait pas être vu, — il commença donc à enfoncer ses mains dans l’or et à en bourrer ses poches, ses goussets, sa poitrine. Il avait peut-être déjà une vingtaine de mille francs sur lui, lorsque les soldats arrivèrent.

— Venez, venez, mes amis, leur cria le prêtre, voici de l’or, prenez-en à votre fantaisie ; quant à moi, mes biens ne sont pas de ce monde.

Et il leur montra dédaigneusement le coffre, en faisant mine de se retirer.

Mais ce désintéressement si rare toucha les soldats jusqu’aux larmes.

— Eh bien, à la bonne heure ! dirent-ils, voilà un brave homme de prêtre.

Et comme une des plus grandes marques de tendresse que puisse donner, comme le plus grand honneur que puisse faire le soldat russe à l’homme qu’il aime ou qu’il admire est de le faire sauter entre ses bras, ils prirent le pope et le firent sauter jusqu’au plafond de la tente.

Mais alors, à leur grande stupéfaction, un phénomène s’opéra : le mouvement imprimé au prêtre fit jaillir de ses poches les trésors qui y étaient enfouis, et il tomba sur les soldats qui le bernaient une véritable pluie d’or.

D’abord, les soldats crurent à un miracle et ils redoublèrent d’activité ; mais lorsqu’ils virent qu’à un moment donné le pope ne rendait plus, ils commencèrent à comprendre que le miracle n’était qu’une restitution.

Chardin, qui voyageait en Perse et au Caucase il y a près de deux cents ans, a trouvé une Mingrélie au dix-septième siècle qui ressemblait fort à la Mingrélie du dix-neuvième.

Il raconte que de son temps un ambassadeur mingrélien étant venu à Constantinople avec une suite de deux cents esclaves et faisant grande figure dans la capitale de la Turquie, vendait sa suite au fur et à mesure de ses besoins, si bien que lorsqu’il partit il lui restait à peine trois ou quatre domestiques pour le servir.

Chardin ajoute qu’un jour, ayant avisé chez un marchand de jouets d’enfants une petite trompette, et en ayant probablement trouvé le son agréable ou original, il en joua en marchant depuis le bazar jusque chez lui.

Le chevalier Gamba, dont la sœur existe encore et possède de grands biens en Mingrélie, faisait à l’envers, en 1817 et 1818, au Caucase, le même voyage que je viens de faire en 1858 et 1859, c’est-à-dire qu’il allait de Poti à Bakou et de Bakou à Kisslar, tandis que moi je suis venu de Kisslar à Bakou et de Bakou à Poti. Il raconte qu’un prince du Gouriel, émerveillé d’une représentation donnée par des saltimbanques allemands, et à laquelle il avait assisté, leur avait fait concession d’une centaine d’arpents de terre et d’une douzaine d’esclaves, à la condition que trois fois par semaine ils viendraient faire leurs exercices à sa cour, et qu’ils enseigneraient à ceux de ses esclaves qui auraient des dispositions pour cet exercice, à danser sur la corde.

Maintenant, où en étais-je resté lorsque je me suis laissé entraîner à tout ce bavardage ?

Je m’en souviens, nous venions de rencontrer notre cher prince rose, devenu le prince tigré.

CHAPITRE LX.

L’hôtel Akob.

Le prince, arrivé de la veille à Poti, était déjà installé.

Il avait trouvé une chambre chez un boucher-épicier, — je ne vous dirai pas de quelle rue, il n’y a pas encore de rues à Poti, — dont la baraque en bois s’élevait à une centaine de pas des bords du Phase.

On la voyait d’où nous étions.

Le boucher-épicier avait encore une chambre vacante, elle serait pour moi seul, qui avais besoin de travailler ; le prince partagerait la sienne avec Moynet.

Grégory coucherait où il pourrait ; il était du pays, tant pis pour lui, pourquoi en était-il ?

Sur ces entrefaites, un jeune et beau garçon boucher qui guettait de sa porte les voyageurs, comme une araignée guette les mouches du coin de sa toile, nous ayant vus débarquer et causer avec le prince, était venu, son bonnet pointu à la main, joindre ses instances à celles du prince.

J’insistais beaucoup pour que Grégory fît son prix avant que nous nous installassions chez le beau boucher ; je ne crains rien tant que les baraques : non-seulement on est naturellement plus mal que dans un bon hôtel, mais en général on y paye plus cher.

Grégory répondit que c’était une précaution inutile, et qu’un Géorgien était incapable d’abuser de notre position.

C’était son second mouvement de paresse depuis Maranne : il devait nous réussir encore plus mal que le premier.

Il est vrai que nos Scopsis, pressés de s’en retourner, nous pressaient de choisir un endroit où déposer nos caisses.

Ce n’était pas une petite affaire que nos caisses, nous en avions treize.

Nous nous acheminâmes donc, le prince Salomon Ingheradzé en tête, vers notre future demeure.

Je remarquai que quand je continuais de l’appeler prince, Grégory l’appelait déjà Salomon tout court.

Je voyais sans cesse cette familiarité entre inférieurs et supérieurs, et m’en étonnais toujours.

Nous allâmes marchant avec la plus grande précaution, exécutant des cercles comme un cheval qui court à la plate-longe, passant sur des planches jetées en travers de ruisseaux pleins d’eau, faisant enfin par nos zigzags près d’un quart de lieue pour franchir un espace de cent pas à vol d’oiseau.