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Des cochons grouillaient de tous les côtés dans cette mare immense.

Poti est le paradis terrestre des cochons.

À chaque pas on était obligé d’en écarter un du pied ou du fouet. Le cochon s’écartait en grognant, il semblait dire :

— Que viens-tu faire ici ? Tu vois bien que je suis chez moi.

En effet, il y était, chez lui, et jusqu’aux oreilles même.

Nous arrivâmes enfin chez maître Akob, lisez Jacob ; le drôle était assez juif pour ne pas lui faire tort du J.

La maison mérite une description toute particulière. Si vous la reconnaissez à ma description, cher lecteur, et que l’ayant reconnue vous n’y entriez pas, je vous aurai rendu un service.

Si vous y entrez, la connaissant, vous êtes plus qu’un imprudent, vous êtes un téméraire.

C’est une baraque en bois, à laquelle on arrive par quatre ou cinq marches ; au haut de ces marches se prolonge un balcon en sapin sans parapet : il y en aura probablement un dans l’avenir de toute la longueur de la façade.

Cette façade est trouée d’une porte et de deux fenêtres ; la porte fait le milieu des deux fenêtres.

En entrant par cette porte on a :

Au premier plan, à gauche, le magasin d’épicerie ;
Au premier plan, à droite, le cabaret ;
Puis, séparant le premier plan du second, un poteau auquel pendent des débris de viande ;
Au second plan, à gauche, des ballots ;
Au second plan, à droite, un tas de noix sèches montant du parquet au plafond ;
Puis un corridor ;
Dans ce corridor, deux portes sans serrures, fermant avec des cordes et des clous.

Dans les chambres, dont le plancher à claire-voie donne sur un cloaque où les cochons de la maison et des maisons voisines se retirent la nuit, pour tout ameublement se trouvent un lit de camp, un poêle de fonte, une table boiteuse et deux tabourets de bois.

La chambre de droite m’était, comme je l’ai dit, destinée.

Celle de gauche, déjà occupée par le prince, devait être partagée par lui avec Moynet.

Chacune de ces chambres valait dix kopecks par jour, grandement payée.

L’autre façade de la maison, ornée d’un balcon pareil à celui par lequel on entrait, donnait sur une sentine boueuse décorée du nom de cour.

Une poutre posée longitudinalement au bas de cinq marches conduisait de ces cinq marches, comme un pont jeté sur un marais, à un hangar servant d’écurie et de cuisine, occupé par les chevaux des voyageurs et par un homme y établi à domicile, faisant fondre du matin au soir de la graisse de mouton, autrement dit du suif.

C’était là qu’il fallait demeurer, c’était là qu’il fallait vivre.

Je fis déposer nos treize colis dans l’arrière-boutique, compartiment des ballots, et je donnai seize roubles, prix convenu, à nos bateliers, plus deux roubles pour eux.

Ils me soutinrent que nous étions convenus de prix à vingt-quatre roubles.

Par bonheur le prince Ingheradzé était au courant du marché, je l’appelai, il vint, me donna raison et chassa mes deux drôles.

Ils s’en allèrent en pleurant.

Vilaine race, heureusement qu’elle ne se reproduit pas.

Je m’installai dans ma chambre, et présumant, malgré la promesse faite d’un bateau pour le surlendemain, que j’en avais là pour une semaine au moins, je me préparai à avancer autant que je le pourrais mon Voyage au Caucase.

En conséquence, je tirai du nécessaire plume, encre et papier.

Après quoi, par l’entremise de Grégory, je fis appeler le jeune Jacob, c’est-à-dire le beau boucher qui était venu nous faire ses offres de service.

Il vint, le sourire sur les lèvres. Il faut lui rendre cette justice, il avait un sourire charmant.

Je lui demandai ce qu’il pouvait nous donner à dîner.

— Tout ce que vous voudrez, répondit-il.

Nous connaissions la phrase.

Elle signifiait à Poti exactement la même chose que partout où on nous l’avait dite.

C’est-à-dire qu’il n’y avait absolument rien dans la maison que les restes de viande pendus au poteau.

Ces restes de viande étaient bons à faire de la soupe aux chiens.

— En voulez-vous d’autre ? nous demanda Jacob fils.

— Certainement j’en veux d’autre, répondis-je.

— Dans dix minutes vous en aurez.

En effet, cinq minutes après j’entendis un certain mouvement dans la cour. Je regardai par la fenêtre : deux hommes traînaient par les cornes un bélier qui se défendait de son mieux.

J’étais dans le pays des béliers, mais celui-là, par malheur, n’était pas le bélier Chrysomallon, — lisez Toison d’or, — quoiqu’il eût l’air, par la longueur de ses cornes et l’épaisseur de son poil, d’être son contemporain.

Malgré son grand âge, on l’égorgea, on le dépouilla, on le dépeça et l’on vint me chercher pour me dire de faire mon choix.

C’était là l’autre viande promise par la maison Jacob et fils.

Malgré ma répugnance à manger d’une bête que je venais de voir vivante, je choisis un filet et je dis à Grégory de préparer une broche en bois pour faire cuire le schislick.

Six heures du soir s’approchaient, et depuis le matin nous n’avions rien pris qu’un morceau de pain et deux ou trois verres de vin.

J’allai moi-même à la cuisine, c’est-à-dire à l’écurie.

Là, je trouvai mon marchand turc, mon homme à la poule et au tromblon. Il faisait son dîner ni plus ni moins qu’un simple mortel.

Je lui dis ce qu’on dit à un lecteur de journal dans un café, quand on désire lire à son tour le journal qu’il tient :

— Après vous, monsieur, le Constitutionnel ?

Il me montra sa poule qui cuisait comme pour me dire : En voulez-vous ?

Je lui montrai mon mouton qui allait cuire comme pour lui demander : Le cœur vous en dit-il ?

Je le remerciai, il me remercia.

Dans dix minutes le foyer serait libre, et je pourrais en disposer à mon tour.

Je rentrai dans la chambre de Moynet et trouvai notre prince rose dînant en tête à tête avec son nouker.