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le caucase

doit avoir la consistance et la couleur d’une crème au chocolat battue. Cette sauce est destinée à donner de la couleur et du corps aux œufs brouillés.

Maintenant, passons aux poulets à la provençale, que je recommande comme la chose la plus prompte et la plus facile à faire.

Si vous êtes restreint pour l’huile, c’est-à-dire si vous vous trouvez dans le cas où nous nous trouvions, procurez-vous de la graisse de porc, nommée saindoux.

Excepté dans les pays purement mahométans, vous en trouverez partout.

Faites frire votre saindoux à la poêle ou à la casserole.

Découpez votre poulet par morceaux, comme vous feriez s’il était cuit et que vous voulussiez le servir par petites portions à vos convives. Roulez ces morceaux, comme vous avez fait de vos rognons, dans une serviette blanchie de farine. Mettez-les dans votre friture au moment où elle a cessé de crier. Laissez-leur le temps de prendre une belle couleur dorée, et occupez ce temps à hacher une gousse d’ail et une poignée de persil.

Lorsque vos morceaux de poulets seront cuits et rissolés, à point, dressez-les dans un plat creux, salez et poivrez. Substituez à votre friture un demi-verre d’huile d’olive, plus, si besoin est ; faites frire l’huile à son tour, saisissez le moment où elle bout sans être brûlée, jetez-y votre ail et votre persil hachés ensemble ; trois secondes après, versez le tout sur votre poulet dressé, et servez bouillant.

Vous voyez que tout cela est d’une simplicité biblique ; c’est de la cuisine du paradis terrestre.

Quant au rôti, vous trouverez partout une ficelle ou un clou. Le rôti est meilleur pendu à une ficelle que cuit avec une broche passée dans le corps et qui lui fait perdre son jus par deux ouvertures.

Quant aux flageolets à l’anglaise, rien de plus simple : vous les faites bouillir à grande eau, jusqu’à ce qu’ils soient cuits, vous les égouttez sur l’écumoire ou dans une passoire ; si vous n’avez ni écumoire ni passoire, — je parle pour les voyageurs, — dans un linge blanc, et vous les versez bouillants sur une montagne de beurre pétrie de sel, de poivre, de persil et de civette, si vous en avez.

La chaleur des haricots suffira à fondre le beurre.

Quant aux œufs brouillés, c’est un peu plus compliqué, mais néanmoins très-facile.

Sur douze œufs, vous avez jeté six blancs et laissé six œufs entiers ; dans ces œufs vous avez versé la valeur de deux cuillerées d’eau, — cet appendice est indispensable pour donner de la légèreté à vos œufs, — vous ajoutez votre sauce de rognons et vous battez le tout, en ayant soin, quand vous salez et poivrez, que votre sauce de rognons est déjà salée et poivrée.

Quant à l’oignon et au persil, il est inutile d’en mettre, votre sauce en contient une quantité suffisante.

Vous mettez en même temps que vos œufs un gros morceau de beurre dans la casserole.

Puis vous tournez sans cesser un instant votre mouvement de rotation, jusqu’à ce que vos œufs soient convenablement pris.

N’oubliez pas, surtout, qu’ils continuent de prendre sur le plat, et qu’il est urgent, à cause de cette condensation postérieure, de les y verser un peu liquides.

Mais le beurre, me direz-vous, comment me procurer du beurre frais dans un pays où, par exemple, on ne fait pas de beurre ?

Partout où vous trouverez de bon lait, partout vous pourrez faire votre beurre vous-même. Il vous suffira d’emplir une bouteille aux trois quarts et de la boucher, puis vous la ferez secouer violemment pendant une demi-heure. Au bout d’une demi-heure, pour trois quarts de bouteille de lait, vous aurez une motte de beurre de la grosseur d’un œuf de dinde.

Étant frais, à l’aide de secousses réitérées il passera en s’allongeant à travers le gouleau de la bouteille.

Le thé, vous savez le faire, n’est-ce pas ?

Quant au café, il se fait de deux façons, à la française et à la turque.

Pour le faire à la française, il y a dix mécaniques de formes différentes. La meilleure de toutes ces mécaniques est, à mon avis, la chausse de nos grand’mères. Mais toutes ces mécaniques peuvent vous manquer, et même, si simple qu’elle soit, la chausse de nos grand’mères.

Alors vous le ferez à la turque, c’est bien plus simple, et à mon avis c’est meilleur.

Vous faites bouillir votre eau dans un marabout.

Vous mettez autant de cuillerées à café de café pilé au mortier et réduit en poudre aussi impalpable que possible, et autant de cuillerées de sucre râpé que vous voudrez avoir de tasses pleines.

Et vous laisserez votre marabout jeter trois gros bouillons, après quoi vous verserez le café bouillant dans les tasses.

En quelques secondes, le marc se précipitera de lui-même au fond par sa propre pesanteur, et vous pourrez boire un café aussi clair et plus savoureux que s’il était filtré.

Il va sans dire que le prince Ingheradzé et notre marchand turc déclarèrent n’avoir jamais fait un dîner pareil.

Quant à Moynet et à Grégory, ils n’avaient rien à apprendre à l’endroit de ma cuisine, Moynet ayant triomphé, comme mon lieutenant, dans trois ou quatre victoires obtenues par moi sur le champ de bataille culinaire à Pétersbourg, à Moscou et à Tiflis.

CHAPITRE LXII.

Chasse et Pêche.

Pour faire prendre patience à Moynet, qui devenait un chasseur enragé, je proposai pour le lendemain une battue, et pour le surlendemain une pêche.

Grâce à l’influence qu’avait sur la population de Poti le prince Ingheradzé, nous pûmes nous procurer pour le lendemain une douzaine de rabatteurs, y compris son nouker, ses deux hommes pour accompagner et son gratteur de pieds.

Il va sans dire que, grâce aux boues de Poti, notre cher prince rose devenait de plus en plus le prince tigré.

Je me demandais dans quel état serait sa tcherkesse, si le prince Bariatinski tardait encore de cinq à six jours.

Le terrain de chasse n’était pas éloigné, il n’y avait qu’un bras du Phase à traverser, et nous étions dans ce qu’en France nous appelons une jeune vente.

Il y avait trois ou quatre ans à peu près que la futaie avait été coupée ; c’était, pour la plume surtout, un tirer magnifique.