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le caucase

traîna à la remorque de la barque, pour qu’ils arrivassent vivants.

En touchant terre Wasili les prit sur son dos, pendus au bout de leur corde, il en avait sa charge.

Rien n’était beau comme les éclairs d’or et d’argent que ces magnifiques poissons jetaient en reflétant le soleil dans les mouvements de leur agonie.

Le luxe de nos dîners allait croissant.

Notre prince rose n’avait jamais fait pareille chère ; il eût voulu que nous restassions à perpétuité et que le prince Bariatinski n’arrivât jamais.

Ses hommes aussi étaient dans l’ébahissement, ils mangeaient à en crever, mais enfin ils n’en pouvaient prendre que ce qu’ils contenaient.

Nous envoyions des plats de notre table au marchand turc, qui n’avait jamais placé un morceau de pain et une aile de poule à pareil intérêt.

Il mangeait de tout : de la matelote, sans s’apercevoir qu’elle était au vin ; du chou, sans remarquer qu’il était au lard.

Toute la maison, Wasili en tête, était en bombance de nos reliefs ; si notre séjour s’était prolongé, nous aurions fini par nourrir tout Poti.

J’avais pris Wasili en grande amitié, un jour je lui fis demander par Grégory s’il voulait venir avec moi en France.

Il jeta un cri de joie, disant que c’était son plus grand désir, mais qu’il n’avait point osé me le demander.

Il fut donc convenu qu’il viendrait avec moi.

Seulement, il y avait un obstacle : il lui fallait un passe-port.

Mais il était de Gory, pour avoir ce passe-port il devait retourner à Gory ; pour retourner à Gory, il fallait cinq jours au moins, cinq pour revenir de Gory, c’était dix. Dans dix jours, nous l’espérions bien du moins, nous serions partis.

Il prétendit qu’il tournerait l’obstacle en prenant le passe-port d’un de ses camarades ; ce passe-port n’était valable que jusqu’à Trébizonde ; mais à Trébizonde nous trouverions les paquebots des Messageries impériales, et une fois à bord des paquebots français, comme mon passe-port à moi portait un domestique, la chose irait toute seule.

Il ne nous manquait donc plus qu’une chose pour partir, c’était le bateau.

Enfin, le 1er février au matin, on signala un pyroscape, et une demi-heure après on vint nous annoncer que le Grand-Duc Constantin venait de jeter l’ancre à deux verstes au large et repartirait vers trois heures de l’après-midi.

Le petit bâtiment à vapeur qui franchit la barre du fleuve et qui conduit les voyageurs au paquebot commençait à chauffer, à midi il partirait.

Le prince Bariatinski n’était pas arrivé.

C’était le prince Salmon Ingheradzé qui nous annonçait tout cela ; il s’était fait magnifique pour recevoir le prince, qui n’arrivait pas : au lieu de sa tcherkesse tigrée, il avait une tcherkesse noir et or.

Ses armes et sa ceinture faisaient un magnifique effet sur ce fond sombre.

Je chargeai Grégory de régler notre compte avec son compatriote Jacob. Il arriva au bout de dix minutes l’oreille basse, et me rapportait la carte en hésitant.

L’addition se montait à quatre-vingts roubles.

C’est-à-dire à trois cent quatre francs.

À quoi diable avions-nous pu dépenser trois cent quatre francs, trente-sept francs par jour ?

Sur huit jours que nous étions restés à Poti, nous nous étions nourris pendant six de notre chasse et de notre pêche.

Il est vrai que notre logement seul montait à vingt-quatre roubles.

Ma chambre, vous savez ce que c’était que ma chambre, était cotée à deux roubles par jour.

Quatre francs plus cher qu’une chambre à l’hôtel du Louvre !

Comme Moynet partageait la sienne avec le prince rose, devenu le prince noir après avoir été le prince tigré, il ne la payait que quatre francs.

Tout était dans les mêmes proportions ; nous avions bu pour quarante francs de thé et cent francs de vin.

— Eh bien ! fis-je à Grégory, quand je vous disais d’arrêter nos prix d’avance !

Nous payâmes, ou plutôt je payai mes quatre-vingts roubles. Nous avions dépensé plus de douze cents francs de Tiflis à Poti.

Le prince Ingheradzé nous déclara que, nous partis, il allait partir. Il ne se sentait pas la force d’attendre seul à Poti le prince Bariatinski jusqu’au prochain bateau, c’est-à-dire jusqu’au 7.

Par les soins et sous l’inspection de Wasili, nos treize colis avaient été transportés de l’hôtel de maître Jacob au petit bateau à vapeur qui avait mission de les transporter au grand. Nous suivîmes nos effets, et le prince nous suivit.

J’ai rarement rencontré un homme aussi sympathique, aussi beau, aussi vigoureux, aussi alerte, aussi joyeux que ce charmant prince. Je ne sais si je le reverrai jamais, mais je m’en souviendrai toute ma vie.

Nous réglâmes le prix du transport de nos colis avec nos portefaix, et nous respirâmes. C’était la dernière fois que nous aurions à mettre la main à la poche à Poti, et nous avions remarqué que c’était en général un mouvement qui coûtait très-cher dans la nouvelle ville de l’empereur Alexandre.

Enfin, notre petit bateau se mit en mouvement ; c’est le même qui l’été, c’est-à-dire quand les eaux du Rioné sont grossies par la fonte des neiges, fait la navigation de Maranne à Poti, et vice versa.

Il est à quille plate et ne peut tenir la mer.

En une demi-heure nous fûmes à bord du Grand-Duc-Constantin, nous avions payé d’avance nos places pour Trébizonde ; la dépense, cette fois, rentrait dans des prix chrétiens : c’était trois roubles par personne et un rouble pour Wasili.

Grâce à son passe-port pour Trébizonde, on ne fit aucune difficulté de le prendre à bord du Grand-Duc, et pendant que nous nous installions à l’arrière, il alla prendre sa place à l’avant.

Le capitaine du bâtiment vint à nous, il parlait un peu français. C’était un charmant homme de vingt-huit à trente ans, ayant, — suite d’une blessure reçue à Sébastopol, au bastion du Mât, — un tic qui lui faisait cligner l’œil ; mais il y a des gens qui ont de la chance, ce tic donnait à son regard une expression des plus spirituelles.

Il faut croire qu’il y avait bien quelque chose de cela au-