Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/241

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
237
le caucase

paravant, et que le miracle n’est pas dû tout entier à notre éclat d’obus.

Nous étions arrivé à midi et demi, et nous ne devions partir qu’à trois heures. Nous avions donc tout le temps d’installer nos treize colis à bord et de nous y installer nous-mêmes ; d’ailleurs, notre installation ne devait pas être longue ; nous arrivions dans la nuit ou au point du jour du surlendemain à Trébizonde.

Il y avait déjà une heure que nous étions arrivés à bord ; j’étais au salon à causer avec le second, lorsqu’on m’annonça qu’une barque avec douze soldats russes, conduits par un officier, venait d’aborder le paquebot, et que l’officier réclamait Wasili comme sujet russe quittant la Russie sans passe-port.

Le pauvre Wasili avait été dénoncé par un ami jaloux de sa bonne fortune.

Il n’y avait pas à lutter contre la loi russe, surtout à bord d’un bâtiment russe. Wasili fut rendu sans résistance.

Seulement, Wasili, au moment de descendre dans la barque, me dit un mot qui me toucha :

— Dans quatre jours j’aurai mon passe-port, et dans un mois je vous aurai rejoint à Paris.

Je priai l’officier de permettre que j’aidasse le brave garçon dans cette louable résolution.

Je ne le connaissais pas encore assez pour lui laisser la somme nécessaire à son voyage ; cinq à six cents francs pouvaient le tenter et le mener à mal : l’occasion fait le larron.

D’ailleurs, j’étais assez riche encore pour le prendre avec moi, mais pas assez pour lui laisser l’argent qui devait l’amener tout seul.

Je lui donnai d’abord un petit mot pour le colonel Romanoff, ce petit mot devait lui faire délivrer un passe-port.

Puis ensuite une pancarte ainsi conçue :

« Je recommande le nommé Wasili, Géorgien, entré à mon service à Poti, et forcé de rester en arrière par absence de passe-port, à toute personne à laquelle il s’adressera, et particulièrement à MM. les commandants des bateaux à vapeur des Messageries impériales, et à MM. les chanceliers de consulat.
 » On pourra tirer sur moi, à Paris, rue d’Amsterdam, no  77, pour les dépenses faites à son sujet.

 » Poti, 1er février russe, 15 février français.
 » Alex. Dumas. »

Je lui remis les deux papiers entre les mains, en lui disant :

— Va, et si tu es aussi intelligent que je le crois, tu arriveras avec cela.

Et plein de confiance dans l’avenir et ses deux papiers, Wasili se remit aux mains de l’officier et des soldats russes.

Le bateau qui l’emmenait était encore en vue, que le Grand Duc Constantin levait l’ancre et que nous naviguions de notre côté vers Trébizonde.

C’était un charmant bateau que le Grand-Duc Constantin, commandé, je l’ai déjà dit, par un charmant capitaine, et qui marchait de première force : tout y était d’une propreté française, plus que française, hollandaise.

Le capitaine, qui avait deux chambres, une sur le pont, une dans le faux-pont, à la poupe, m’avait donné cette dernière, comme plus commode pour moi dans le cas où je voudrais travailler.

Elle avait un beau lit blanc avec des draps et des matelas, chose que depuis six mois j’avais complétement perdue de vue.

Je fus tenté de me mettre à genoux devant mon lit et d’y faire ma prière comme devant une chapelle.

Travailler ! ma foi non, ce serait pour une autre nuit ; ma nuit ! je la passerais tout entière dans ce beau lit blanc.

Je m’y serais fourré tout de suite, si le dîner n’avait pas sonné.

Je gagnai la salle à manger, située sur le pont.

Nous étions en tout cinq ou six passagers : il y avait à dîner pour vingt personnes.

Ce n’était pas l’abondance du dîner qui était réjouissante, c’était la propreté du service.

Nous avions pu faire, pour l’inauguration de Poti au rang de ville, un dîner copieux, nous n’avions pas pu faire un dîner propre.

Depuis Gory, où nous avions dîné chez le gouverneur de la ville, beau-frère de Grégory, nous n’avions pas trouvé une serviette où nous osassions nous essuyer les doigts.

Ô Propreté ! dont les Italiens n’ont fait qu’une demi-vertu, permets que je fasse de toi une sainte.

Je ne sais si ce fut la blancheur des nappes et des serviettes qui nous fit trouver le dîner excellent, mais ce que je sais, c’est que ce dîner à bord du Grand-Duc Constantin fut un des meilleurs repas que je fis de ma vie.

Après le dîner, nous montâmes sur le pont, le temps était beau, magnifique même pour l’époque ; le navire avait une marche tellement douce, qu’une pièce de cinq francs posée sur son épaisseur restait debout.

L’aspect de la côte était magnifique, le Caucase ouvrait ses deux bras immenses comme pour attirer à lui la mer Noire ; un de ces bras s’étendait jusqu’à Taman, l’autre jusqu’au Bosphore.

C’étaient entre ces deux bras qu’avaient passé, d’Asie en Europe, toutes les invasions de l’Orient.

Le terrain situé entre ces deux grandes chaînes nous apparaissait bas, peu mouvementé, tout couvert de forêts.

Sur tout le rivage on n’apercevait pas une maison.

Nous longions la côte du Gouriel et du Lazistan, réunis à la Russie par les derniers traités, qui ont porté les limites de l’empire d’Alexandre II à la pointe du fort Saint-Nicolas, c’est-à-dire plus près de la Turquie qu’elles n’ont jamais été.

Le premier port russe commence à Batoum.

Nous devions nous arrêter douze heures à Batoum pour y prendre des passagers et des colis ; voilà pourquoi nous mettions trente-six heures à aller à Trébizonde, où l’on pourrait aller en quinze ou dix-huit heures, si l’on faisait route directe.

La nuit vint et confondit tous les points inférieurs dans un horizon grisâtre ; mais longtemps après que l’on ne voyait plus rien dans la plaine, les sommets argentés de la double chaîne caucasique brillaient encore dans le ciel comme des nuages pétrifiés.

Je pensai qu’il était temps de faire connaissance avec ces beaux draps blancs qui avaient, rien qu’à la vue, fait passer une impression de bien-être dans toute ma personne.