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le caucase

Quand je me réveillai, le bateau était immobile : nous étions dans le port de Batoum.

À part un ou deux regards jetés sur la ville, ou plutôt sur le village de Batoum, dont Moynet, au reste, fit un dessin, je passai toute la journée à travailler dans la cabine du capitaine.

À huit heures du soir le bâtiment se remit en route. Au point du jour, nous avait affirmé le capitaine, nous serions en vue de Trébizonde.

Au point du jour j’étais sur le pont ; une crainte m’avait tenu éveillé, malgré les beaux draps blancs et malgré les bons matelas moelleux.

C’est que, d’habitude, les bateaux français partent le samedi de Trébizonde, et que le bateau russe, retardé d’un jour par le mauvais temps qu’il avait rencontré sur les côtes de Crimée, n’arrivait que le dimanche.

Mais à peine m’eut-il aperçu, que le capitaine me rassura.

Avec son œil de marin, il avait reconnu dans le port de Trébizonde la coupe d’un bâtiment à vapeur français.

Il pouvait même presque affirmer que ce bateau à vapeur s’appelait le Sully.

Il ne se trompait pas : une heure après nous passions bord à bord du Sully, et à cette question lancée du pont du Grand-Duc Constantin :

— À quelle heure partez-vous ?

Une voix française, la voix du contre-maître, répondait :

— Ce soir, à quatre heures.

Le soir, à quatre heures, en effet, après avoir pris congé de notre capitaine, après avoir vu le gros temps, embarqué avec grande difficulté notre immense bagage à bord du Sully, nous levions l’ancre pour Constantinople, en faisant escale à Samsoun, à Sinope et à Ineboli.

CHAPITRE LXIII.

Bazar d’esclaves.

Voici ce qui s’était passé dans la journée :

Je m’étais présenté à bord du Sully pour savoir officiellement à quelle heure il partait et quel était le prix des places jusqu’à Marseille.

J’avais été assez mal reçu par le second, qui avait répondu que ces détails regardaient l’administration, et qu’il m’invitait, en conséquence, à aller me renseigner à terre.

Je me retournai du côté de Moynet.

— On voit bien, lui dis-je, que nous touchons cette belle terre de France.

Je venais de dire une injustice : le second du bâtiment m’avait pris pour un général russe et avait pris Moynet pour mon aide de camp. Il avait été confirmé dans cette idée par trois ou quatre phrases italiennes que j’avais échangées avec le pilote du Grand-Duc Constantin, qui m’avait accompagné, et par quelques mots géorgiens dont j’avais apostrophé Grégory.

— Quels polyglottes que ces Russes ! avait-il dit quand j’eus le dos tourné. En voilà un qui parle français comme un Français.

Je n’avais pas entendu le compliment, et par conséquent je n’avais pu revenir sur ma première idée, que je n’avais été mal reçu, moi qui venais de faire un si beau voyage comme hospitalité, que parce que, Français, je mettais le pied sur le bâtiment d’une administration compatriote.

Au reste, comme il n’y avait rien de mieux à faire que de suivre l’avis du second du Sully, je profitai de l’obligeance qu’avait eue le commandant du Grand-Duc Constantin de mettre sa yole à ma disposition pour me faire conduire à terre.

Je visitais donc Trébizonde malgré moi. Trébizonde ne faisait point partie du voyage que je venais de faire, mais de celui que j’allais faire, et j’ai pour principe d’accomplir chaque chose en son temps.

Voilà pourquoi je n’ai pas vu Constantinople, quoique je sois resté six jours à l’ancre en face de la Corne d’or.

Nous avions eu grand’peine à gagner la terre, la mer étant mauvaise ; mais enfin nous avions atteint une espèce de débarcadère sur lequel nous avions grimpé, poussés par une vague qui ne s’était pas contentée de se répandre dans notre barque, mais avait poussé la familiarité jusqu’à nous prendre à bras-le-corps.

Il va sans dire que nous étions sortis trempés de cet embrassement.

Nous montâmes en nous secouant la pente rapide qui conduit du port à la ville, et après quelques détours dans des rues dont nous avions vu le spécimen à Derbent et à Bakou, nous arrivâmes à l’administration des Messageries impériales.

Je fus reçu par un homme charmant, M. Baudhouy, lequel m’accueillit non-seulement en compatriote, mais en ami. Tout ce qu’en l’absence d’ordre supérieur il pouvait faire de concessions, il le fit, et en outre, comme sur ces entrefaites entrait le capitaine Daguerre, commandant en premier du Sully, il me recommanda à lui.

L’accueil du capitaine fut tout l’opposé de celui que m’avait fait son second. Sur son invitation je congédiai la yole du capitaine russe, le commandant Daguerre s’engageant à me reconduire à bord du Sully.

— Ah ! pardieu, me dit-il, vous êtes bien tombé. Avez-vous vu vos compagnons de route ?

— J’ai à peine mis le pied à bord de votre bâtiment, capitaine, lui répondis-je.

Et je lui racontai la façon dont j’avais été reçu.

Il secoua la tête.

— Il y a quelque chose là-dessous, me dit-il. Lucas est un Breton un peu rude, un peu sauvage ; mais de là à être impoli envers un homme comme vous, il y a un abîme. Du reste, tout cela s’expliquera en arrivant à bord du Sully.

— En attendant, capitaine, vous m’avez dit un mot sur mes compagnons de route qui me donne le désir de faire connaissance avec eux.

— Vous revenez du Caucase ?

— Oui.

— Alors vous ne ferez pas, vous renouvellerez connaissance.

— Bon ; vous avez des Géorgiens… des Arméniens… des Iméritiens ?

— J’ai mieux que cela, j’ai trois cents Kabardiens pur sang.

— Qui vont à Constantinople ?

— Comme vous le dites.