Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/28

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
24
le caucase

compagnant cette action d’un juron russe que j’avais appris pour les grandes occasions, et qu’à force de travail j’étais parvenu, j’ose le dire, à prononcer avec une certaine pureté.

— Eh bien, maintenant, qu’allons-nous faire ? me dit Moynet, quand ils furent partis.

— Nous allons voir une chose charmante que nous n’eussions pas vue si nous n’avions pas eu affaire à deux coquins.

— Qu’allons-nous voir ?

— Vous rappelez-vous, cher ami, la permission de dix heures de notre ami Giraud ?

— Parfaitement.

— Eh bien, il y a au Caucase un joli village cosaque qui a une telle réputation pour la courtoisie des hommes, la complaisance des parents et la beauté des femmes, qu’il n’y a pas un jeune officier au Caucase qui n’ait demandé, au moins une fois dans sa vie, à son colonel, une permission de soixante heures pour le visiter.

— N’est-ce pas le village dont nous a parlé d’André, et qu’il nous a recommandé de voir en passant ?

— Justement. Eh bien, nous allions passer sans le voir.

— Comment l’appelait-il donc ?

— Tschervelone.

— Et à combien est-ce d’ici ?

— Porte à porte.

— Mais enfin ?

— À trente-cinq verstes.

— Eh ! eh ! près de neuf lieues.

— Neuf lieues pour aller, neuf lieues pour revenir, dix-huit lieues.

— Et comment ferons-nous le chemin ?

— À cheval, donc.

— Bon ! puisque nous n’avons pas de chevaux ?

— Des chevaux de voiture, non, mais des chevaux de selle, tant que nous en voudrons. Kalino, exposez à notre officier remonteur le désir que nous avons d’aller à cheval à Tschervelone, et vous verrez qu’il va mettre toute sa remonte à notre disposition.

Kalino exposa la demande à notre lieutenant.

Mogeno [1], répondit Kalino, mais il y met une condition.

— Laquelle ?

— C’est qu’il sera des nôtres.

— J’allais le lui offrir.

— Mais des chevaux pour demain ? fit Moynet, l’homme prévoyant de la société.

— D’ici à demain, nos hommes réfléchiront.

— Demain, ils nous demanderont trente roubles.

— C’est probable.

— Eh bien ?

— Eh bien, alors, que voulez-vous ! nous aurons des chevaux pour rien.

— Ce sera enjoué.

— Vous pouvez d’avance parier pour moi.

— Allons donc à Tschervelone.

— Prenez votre boîte d’aquarelle.

— Pourquoi cela ?

— Parce que vous aurez un portrait à faire.

— Lequel ?

— Celui de la belle Eudoxia Dogadikha.

— D’où la connaissez-vous ?

— De Paris, où j’ai fort entendu parler d’elle.

— Prenons la boîte d’aquarelle.

— Ce qui n’empêchera pas que nous ne prenions chacun notre fusil à deux coups et douze Cosaques d’escorte. Kalino, mon ami, allez réclamer les douze Cosaques.

Au bout d’une demi-heure, les cinq chevaux étaient sellés, les douze Cosaques prêts.

— Maintenant, demandai-je à notre lieutenant, outre le colonel commandant le poste, il y a ici le colonel commandant le régiment, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Le colonel Chatinoff.

— Où demeure-t-il ?

— À dix pas d’ici.

— Mon cher Kalino, soyez assez bon pour porter ma carte au colonel Chatinoff, et pour dire à son demchick qu’à mon retour de Tschervelone, ce soir, ou demain matin si je reviens trop tard, j’aurai l’honneur de lui faire une visite.

Kalino revint.

— L’avez-vous trouvé, cher ami ?

— Non, il était encore au lit. Il a conduit hier sa femme à un bal de noces, et ils sont rentrés à trois heures du matin ; mais son petit garçon, qui n’a pas été au bal, était levé, lui ; et quand il a entendu votre nom, il a dit :

— Je le connais, moi, M. Dumas, c’est lui qui a fait Monte-Cristo.

— Charmant enfant ! il a dit là douze paroles qui nous vaudront six chevaux demain, entendez-vous, Moynet ?

— Dieu le veuille ! fit Moynet.

— Dieu le voudra, soyez tranquille. Vous connaissez ma devise : Deus dedit, Deus dabit. À cheval !

Nous montâmes à cheval. Je dois dire que je me trouvais fort mal à mon aise sur une selle cosaque, qui est de huit pouces plus haute que le dos du cheval. Il est vrai qu’en échange les étriers étaient de six pouces trop courts.

En une heure et demie nous fûmes à la forteresse de Schedrenskaïa. Nous y fîmes halte pour faire souffler les chevaux et changer d’escorte.

Nous retrouvions encore une fois notre ami le Téreck. Cette belle Cosaque qu’il portait au vieux Caspis, et que le vieux Caspis reçut avec tant de reconnaissance de ses mains, était sans doute native de Tschervelone.

Mais je m’aperçois que je parle à mes lecteurs un langage à peu près inintelligible, ce qui n’est pas dans mes habitudes. Dépêchons-nous donc de devenir clair.

  1. Mogeno en russe est à la fois une demande et une réponse, selon l’intonation que l’on donne au mot. Comme demande il signifie : peut-on ? comme réponse il signifie : on peut.