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le caucase

— Attendez-moi, me dit Moynet, en descendant de cheval à son tour.

— Êtes-vous donc chargé à plomb ?

— Oui.

— Alors, marchons à cinquante pas l’un de l’autre, nous prendrons la volée entre nous deux.

— Dites donc, fit Kalino.

— Quoi ? demandai-je en me retournant.

— Le chef de notre escorte dit que c’est imprudent, ce que vous faites.

— Bon ! les perdreaux sont à cinquante pas à peine ; n’étant pas farouches, ils ne gagneront pas au pied. D’ailleurs, que cinq ou six Cosaques nous suivent.

Quatre Cosaques se détachèrent, tandis que l’on faisait signe à l’avant-garde de s’arrêter et à l’arrière-garde de presser le pas pour nous rejoindre.

Nous marchâmes dans la direction des perdrix, et en même temps dans la direction du Téreck.

Les perdrix partirent à vingt pas de moi.

J’en blessai une de mon premier coup, mais voyant qu’elle n’avait que la cuisse cassée, je doublai sur elle et la tuai.

Elle tomba.

— Avez-vous vu où elle est tombée ? criai-je à Moynet. J’ai tiré en plein soleil, je sais qu’elle est tombée, voilà tout.

— Attendez, j’y vais, me dit Moynet.

Il n’avait pas achevé, qu’à cent pas devant nous un coup de fusil partit, et en même temps que je vis la fumée, j’entendis la balle qui passait à trois pas de moi, faisant son chemin tout en brisant les cimes des buissons où nous étions noyés jusqu’à la ceinture.

Nous étrennions enfin !

Les Cosaques qui nous accompagnaient firent cinq ou six pas en avant pour nous couvrir.

Un seul resta à sa place, ou plutôt accompagna dans sa chute son cheval qui se couchait.

La balle que j’avais entendue siffler avait atteint la pauvre bête au haut du fémur et lui avait brisé une jambe de devant.

Pendant ce temps, tout en regagnant le chemin, j’avais glissé deux balles dans mon fusil rechargé.

Un Cosaque tenait mon cheval en bride : je remontai dessus et me dressai sur les étriers afin de voir plus loin.

Ce qui m’étonnait, avec ce que je savais déjà des mœurs des Tchetchens, c’était la lenteur de l’agression : d’habitude une charge à fond suit le coup de feu.

En ce moment nous vîmes filer sept ou huit hommes du côté du Téreck.

— Hourra ! s’écrièrent nos Cosaques en s’élançant à leur poursuite.

Mais en même temps que ces sept ou huit hommes fuyaient, un homme, un seul, au lieu de fuir, sortait du buisson d’où il avait tiré le coup de feu, et brandissant son fusil au-dessus de sa tête, fait :

— Abreck ! Abreck !

— Abreck ! répétèrent les Cosaques, et ils s’arrêtèrent.

— Que signifie Abreck ? demandai-je à Kalino.

— Cela signifie : Un homme qui a fait serment de chercher tous les dangers et de ne fuir devant aucun.

— Et que veut celui-ci ? Il ne prétend pas nous attaquer tous les quinze à lui seul ?

— Non, mais il propose le combat singulier, probablement.

Et en effet, il avait ajouté quelques mots à ces deux cris : Abreck ! Abreck !

— Entendez-vous ? me dit Kalino.

— J’entends, mais je ne comprends pas.

— Il défie un de nos Cosaques au combat corps à corps.

— Dites-leur qu’il y a vingt roubles pour celui qui acceptera.

Kalino fit part de mon offre à nos hommes.

Il y eut un instant de silence, pendant lequel ils se regardèrent entre eux comme pour choisir le plus brave.

Pendant ce temps, à deux cents pas de nous, le Tchetchen faisait faire toutes sortes d’évolutions à son cheval, en continuant de crier : — Abreck ! Abreck !

— Sacrebleu ! passez-moi donc ma carabine, Kalino, criai-je à mon tour, je meurs d’envie de descendre ce gaillard-là.

— N’en faites rien, vous nous priveriez d’un spectacle curieux. Nos Cosaques se consultent pour savoir qui ils lui enverront. Ils l’ont reconnu, c’est un Abreck très-renommé. Tenez, voilà un de nos hommes qui se présente.

En effet, le Cosaque dont le cheval avait eu la cuisse cassée, après s’être assuré qu’il ne pouvait remettre sa bête sur ses jambes, venait réclamer son droit, comme on demande à la chambre la parole pour un fait personnel.

Les Cosaques se fournissent leurs chevaux et leurs armes de leurs deniers ; seulement, quand un Cosaque a son cheval tué, son colonel, au nom du gouvernement, lui paye vingt-deux roubles.

C’est huit ou dix roubles qu’il perd, un cheval passable coûtant rarement moins de trente roubles.

Vingt roubles que j’offrais à celui qui accepterait le combat lui donnaient donc dix roubles de bénéfice net.

Sa demande de combattre l’homme qui l’avait démonté me parut tellement juste, que je l’appuyai.

Pendant ce temps notre montagnard continuait ses évolutions ; il tournait en cercle, élargissant le cercle à chaque fois, de sorte qu’à chaque fois il se rapprochait de nous.

Les yeux de nos Cosaques lançaient du feu : ils se regardaient comme défiés tous, et cependant pas un n’eût tiré un coup de fusil sur l’ennemi après le défi porté ; celui qui eût fait une pareille chose eût été déshonoré.

— Et bien, dit le chef de l’escorte à notre Cosaque, va.

— Je n’ai pas de cheval, dit le Cosaque, qui m’en prête un ?

Pas un Cosaque ne répondit. Aucun ne se souciait de faire tuer peut-être son cheval entre les jambes d’un autre, le gouvernement eût-il, en pareille circonstance, payé les vingt-deux roubles promis.

Je sautai à bas du mien, excellent cheval de remonte, et le donnai au Cosaque, qui s’élança en selle.

Un autre homme de notre escorte qui m’avait paru très-intelligent, et auquel trois ou quatre fois j’avais fait, par l’intermédiaire de Kalino, des questions pendant la route, s’approcha de moi et m’adressa quelques mots.

— Que dit-il ? demandai-je à Kalino.

— Il demande, s’il arrive malheur à son camarade, la permission de le remplacer.