Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/30

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
26
le caucase

— Ô vieillard, partage ton onde,
Et reçois mon flot éperdu :
Assez longtemps j’ai, par le monde,
Erré comme un enfant perdu.
Il est temps qu’enfin je me range
Et que d’existence je change.
Près du mont Kassheck je suis né,
Je viens des cimes inconnues ;
Enfant allaité par les nues,
À l’orage prédestiné !


J’ai grandi, faisant dans ma course,
Autant que je l’ai pu, le mal ;
À peine sortant de ma source,
J’ai dévasté le Darial ;
En rocs arrachés à leur base,
Je t’amène tout le Caucase… —
Mais bercé du bruit de ses flots,
Occupé de quelque merveille,
Le vieillard fit la sourde oreille ;
Et Téreck reprit en ces mots :


— Je comprends : tu ris de l’audace
Que j’ai d’offrir si peu, pardon :
Laissons mes rochers à leur place,
Je veux te faire un plus beau don ;
C’est le plus brave des Tcherkesses.
La mort, arrêtant ses prouesses,
A pris le hardi cavalier
Au moment où dans sa colère,
Pour mieux frapper son adversaire,
Il se dressait sur l’étrier.


Il a son harnais de bataille,
Qui vaut, à lui seul, un trésor :
Une riche cotte de maille,
Des brassards damasquinés d’or.
Ses cartouches pleines de poudre,
Dont chacune lançait la foudre,
Sont d’argent pur de Téhéran ;
Son kangiar était une flamme,
Et porte, gravé sur sa lame,
Un verset tiré du Coran.


Son œil semble, ouvert et farouche,
En face regarder la mort ;
Un sang vermeil rougit sa bouche
Sous sa moustache qu’elle mord.
Sa tresse, humide de rosée,
Descend de sa tête rasée
Sous son papack de mouton noir… —
Mais Caspis sur la mer se penche,
Muet, mirant sa barbe blanche
Dans son gigantesque miroir.


Téreck alors : — Écoute, père,
Je vais te faire un don sans prix ;
Et cette fois enfin, j’espère,
Tu seras content, vieux Caspis.
J’ai soustrait aux regards du monde
Et je t’apporte sur mon onde
Le corps plein de suavité
D’une Cosaque jeune et belle
Qui pour la mort garda, rebelle,
La fleur de sa virginité.


Sa chevelure déroulée
A les tons du blé qui mûrit ;
Son épaule pâle est hâlée,
Sa bouche tristement sourit.
De même qu’un nuage voile
Parfois la splendeur de l’étoile,
Sur son front la pâleur descend,
Et de son cou, sur sa poitrine,
Comme une larme purpurine,
Coule un faible filet de sang. —


Le fleuve se tait. Froide et blanche,
Alors sur le flot mugissant,
La Cosaque aux yeux de pervenche
Apparaît en se balançant.
Sa natte tombe échevelée
Sur sa gorge à demi voilée ;
Réseau d’or sur un marbre pur,
Où la mort, artiste suprême,
De sa main décharnée et blême,
Des veines dessina l’azur.


En la voyant, Caspis sur l’onde
Se dresse, le front ruisselant,
Et sous son arcade profonde,
Son œil s’allume étincelant
Il étend les deux bras vers elle,
Et sur sa poitrine immortelle
Presse le suave contour,
L’entraîne dans l’humide espace…
Et la vague sur tous deux passes
Avec un murmure d’amour.

J’avais fait cette traduction la veille : je l’avais encore tout entière dans l’esprit, et je m’en allais en me la disant à demi-voix, laissant mon cheval prendre l’allure qui lui convenait, sans plus m’inquiéter ni du chemin que nous suivions, ni de l’aspect du paysage, ni de mon escorte, qui, divisée en trois parties, faisait avant-garde, arrière-garde et centre.

Nous avions une douzaine d’hommes en tout, comme je crois l’avoir dit, deux marchaient en avant, deux en arrière, huit m’entouraient.

Une espèce de taillis de trois pieds de hauteur, au milieu duquel, de place en place, s’élevait un massif d’arbres d’une autre essence, s’étendait aux deux côtés du chemin, à ma droite, à perte de vue, à ma gauche, jusqu’au Téreck.

Mon cheval, en appuyant capricieusement à gauche, fit lever, à quinze pas du chemin, une compagnie de perdrix.

Instinctivement j’arrachai mon fusil de mon épaule et mis en joue, mais je me rappelai que, chargé à balles, il était inutile de tirer.

Les perdrix allèrent se poser à une cinquantaine de pas au milieu des dergei-dérévos.

La tentation était trop forte : je substituai à mes cartouches à balles deux cartouches de plomb no 6 et mis pied à terre.