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le caucase

Voilà pourquoi, quand ses compagnons évitaient une lutte trop dangereuse, lui provoquait témérairement cette lutte.

Je ne pus me décider à m’éloigner sans aller voir de près le cadavre.

Il était couché la poitrine contre terre. La balle l’avait frappé au-dessous de l’omoplate gauche et était sortie au-dessous du téton droit. À la manière dont il était atteint, on eût pu croire qu’il avait été atteint en fuyant. Cela me faisait une certaine peine ; j’eusse voulu que ce brave Abreck ne fût point calomnié après sa mort.

Quant à la balle du pistolet, elle lui avait cassé le bras.

Le Cosaque fit alors la revue de son butin.

Le montagnard avait un assez beau fusil, une schaska à poignée de cuivre prise certainement à un Cosaque, un mauvais pistolet et un assez bon poignard. Quant à l’argent, sans doute un des vœux de l’Abreck était-il le vœu de pauvreté ; il n’avait pas un kopeck sur lui.

Il portait en outre en signe d’honneur une plaque d’argent ronde, de la largeur d’un écu de six francs, donnée par Chamyll, Elle était niellée de noir et portait pour inscription : Chamyll, effendy.

Les deux mots étaient séparés par un sabre et une hache.

J’achetai au Cosaque ces différents objets pour trente roubles. Par malheur, j’ai perdu dans les boues de la Mingrélie le fusil et le pistolet, mais il me reste le kangiar et la décoration.

J’ai déjà dit que les Cosaques de la ligne étaient d’admirables soldats. Ce sont eux qui font avec les Tatars soumis la police de tous les chemins du Caucase.

Ils se divisent en neuf brigades complétant les dix-huit régiments déjà formés.

Au moment de mon passage, deux autres étaient en formation.

Ces brigades sont ainsi divisées :

Sur le Kouban et la Macla, c’est-à-dire sur le flanc droit, six brigades ;

Sur le Téreck et la Songia, c’est-à-dire sur le flanc gauche, trois brigades.

Quand on veut faire un nouveau régiment, on commence par former six stanitzas.

Chaque stanitza fournit son contingent.

Quoique le contingent soit de cent quarante-trois hommes, sans les officiers, de cent quarante-six avec les officiers, on appelle le contingent une centaine.

Ces stanitzas nouvelles se forment avec des Cosaques tirés des anciennes, on les déplace du Téreck ou du Kouban qu’ils habitaient, et on les transporte à leur nouvelle destination, jusqu’à concurrence de cent cinquante familles.

On y adjoint cent familles des Cosaques du Don, et de cinquante à cent de l’intérieur de la Russie, et surtout de la petite Russie.

Chaque Cosaque doit faire vingt-deux ans de service, mais il peut être remplacé pendant deux ans sur quatre, par un de ses frères.

À vingt-ans, le Cosaque commence son service, qu’il quitte à quarante-deux ; à cet âge, il passe du service actif au service de la stanitza, c’est-à-dire qu’il devient garde national ou à peu près.

À cinquante-cinq, il quitte tout à fait le service, et a droit à devenir garde de l’église ou juge de la stanitza.

Dans chaque stanitza, il y a un chef élu par la stanitza et deux juges.

Les élections appartiennent aux habitants.

Chaque Cosaque est propriétaire : le chef a mille arpents de terre, chaque officier deux cents, chaque Cosaque soixante.

Ainsi, les colonies sont agricoles et militaires en même temps.

Chaque Cosaque reçoit quarante-cinq roubles argent de solde annuelle, il se fournit de tout ; nous avons dit que pour un cheval tué ou blessé, le Cosaque recevait vingt-deux roubles.

En cas d’attaque, les cent quarante-trois hommes de la garnison sortent, et le reste de la stanitza soutient le siége, rangé contre les haies comme contre un rempart.

Dans ce cas, et de crainte d’incendie, chaque femme doit avoir à portée de sa main un seau plein d’eau. En cinq minutes, chacun est à son poste, un coup de canon et le son des cloches donnent l’alarme.

D’après la façon dont nous avons parlé dans le chapitre précédent de Tschervelone et des pélerinages que font les jeunes officiers à cette stanitza, on pourrait croire que les femmes de ce charmant aoul n’ont dans leur histoire que des pages dignes, comme eussent dit le poëte Parny ou le chevalier de Bertin, d’être tournées par la main des amours.

Détrompez-vous, l’occasion s’en présentant, nos Cosaques sont de véritables amazones.

Un jour que toute la partie masculine de la stanitza était en expédition, les Tchetchens, sachant le village habité par les femmes seulement, firent une pointe sur Tschervelone.

Les femmes s’assemblèrent en conseil de guerre, et l’on résolut de défendre la stanitza jusqu’à la mort.

On réunit toutes les armes, on réunit toute la poudre, on réunit tout le plomb.

Le village renfermait en farine et en animaux domestiques tout ce qu’il fallait de vivres pour que l’on ne craignît point d’être pris par la famine.

Le siége dura cinq jours, une trentaine de montagnards restèrent, non pas au pied des remparts, mais au pied des haies.

Trois femmes furent blessées, deux tuées.

Les Tchetchens furent obligés de lever le siége et de rentrer dans leurs montagnes, ayant fait, comme disent les chasseurs, buisson creux.

Tschervelone est la plus ancienne stanitza de la ligne des Cosaques Grebenskoï, c’est-à-dire de la crête, ils proviennent d’une colonie russe dont l’origine n’est pas historiquement déterminée ; une légende dit que lorsque Yermak partit pour la conquête de la Sibérie, un de ses lieutenants se détacha avec quelques hommes et fonda le village d’Indré du nom d’André qu’il portait. — Andreiewa derewnia, — ce qu’il y a de certain, c’est que quand Pierre Ier voulut établir la première ligne de stanitzas, le comte Apraxine, chargé par lui de cette mission, trouva dans le pays un certain nombre de compatriotes qu’il établit à Tschervelonnaïa, nom dont, en le francisant, nous avons fait Tschervelone.

Il résulte de ces antécédents que la stanitza de Tschervelone conserve des actes et des drapeaux curieux.