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le caucase

Quant aux hommes, ce sont presque tous des Rascolnits fanatiques, qui ont gardé le type des anciens Russes.

Revenons aux femmes.

Les Tchervelonnaises forment une spécialité qui tient à la fois de la race russe et de la race montagnarde. Leur beauté fait de la stanitza qu’elles habitent une espèce de Capoue caucasienne : elles ont le type du visage moscovite, mais la structure élégante des femmes des hautes terres, comme on dit en Écosse. Quand les Cosaques leurs pères, leurs maris, leurs frères, ou leurs amoureux partent pour une expédition, elles s’élancent debout sur un étrier que le cavalier laisse libre, et prenant le cavalier par le cou ou par la taille, tenant à la main des bouteilles de vin du pays, dont elles leur versent à boire tout en courant, elles font ainsi trois ou quatre verstes hors du village dans une fantasia échevelée.

L’expédition terminée, elles vont au-devant des expéditionnaires et rentrent de la même manière dans la stanitza.

Cette légèreté de mœurs des Tschervelonnaises forme un étrange contraste avec la sévérité des mœurs russes et la rigidité des mœurs orientales ; plusieurs d’entre elles ont inspiré à des officiers des passions qui ont fini par le mariage, d’autres ont fourni matière à des anecdotes qui ne manquent pas d’une certaine originalité.

Exemple :

Une femme de Tschervelone donna une fois à son mari, qui l’adorait, de si grands sujets de jalousie que celui-ci, n’ayant pas le courage d’assister au bonheur de rivaux si nombreux qu’il n’en savait plus le nombre, déserta de désespoir et s’enfuit dans les montagnes, où il prit du service contre les Russes.

Fait prisonnier dans un engagement, il fut reconnu, jugé, condamné et fusillé.

Nous avons été présenté à la veuve, qui nous a raconté elle-même sa lamentable histoire, avec des détails qui lui ôtaient quelque peu du dramatique dont elle eût pu l’entourer.

— Ce qu’il y a d’affreux, nous disait-elle, c’est qu’il n’a pas eu honte de me nommer dans la procédure.

Pour le reste, ajouta-t-elle, il s’est conduit en molodetz [1]. J’ai été voir le supplice ; le pauvre cher homme m’aimait tant qu’il avait désiré que je fusse là, et que je ne crus pas devoir attrister ses derniers moments par mon refus. Il est très-bien mort, quant à cela il n’y avait rien à dire. Il a demandé qu’on ne lui bandât point les yeux, et il a sollicité et obtenu la faveur de commander le feu ; lorsqu’il donna lui-même l’ordre de tirer sur lui et qu’il tomba, je ne sais pourquoi cela me fit tant d’effet que je tombai de mon côté.

Seulement, moi, je me relevai, mais il paraît que j’étais restée quelque temps sans connaissance, car lorsque je revins à moi il était déjà enterré presque en entier, si bien que l’on ne voyait plus que les pieds qui sortaient de terre. Ils étaient chaussés de bottes de maroquin rouge toutes neuves ; j’étais si émue que j’ai oublié de les lui ôter, de sorte qu’elles ont été perdues.

Ces bottes oubliées étaient pour la pauvre veuve plus qu’un regret, c’était un remords.

Au moment où nous arrivâmes à la stanitza, on eût pu croire qu’elle était déserte. Toute la population s’était portée à la partie opposée à celle par laquelle nous entrions.

Il se passait, en effet, un événement de la plus haute gravité, lequel n’était pas, sans analogie avec celui que nous venons de raconter : seulement, dans l’ordre chronologique, au lieu de précéder le récit que l’on va lire, il eût dû le suivre.

Cet événement n’était rien moins qu’une exécution à mort.

Un Cosaque de Tschervelone, marié et ayant une femme et deux enfants, avait, deux ans auparavant, été fait prisonnier par les Tchetchens. Il avait dû la vie aux supplications d’une belle fille des montagnes qui s’était intéressée à son sort. Libre sur parole et sur la caution du frère de la montagnarde, il était devenu amoureux de sa libératrice, qui, de son côté, l’avait complétement payé de retour. Un jour, à son grand regret, le Cosaque apprit qu’à la suite de négociations entamées entre les montagnards et les Russes, il allait, ainsi que ses compagnons, être échangé ; cette nouvelle, qui combla de joie les autres prisonniers, le désola, lui. Il n’en revint pas moins à la stanitza et rentra dans la maison conjugale. Mais poursuivi par le souvenir de la belle maîtresse qu’il avait laissée dans les montagnes, il ne put se refaire à la vie de la plaine.

Un jour il quitta Tschervelone, regagna la montagne, se fit musulman, épousa sa belle Tchetchene, et bientôt devint célèbre par la hardiesse de ses expéditions et la férocité de ses brigandages.

Un jour il s’engagea, vis-à-vis de ses nouveaux compagnons, à leur livrer Tschervelone, la stanitza vierge qui, comme Péronne, n’avait jamais été prise.

En conséquence, il pénétra à travers les haies, après avoir fait la promesse à ses compagnons de leur livrer une des portes de la stanitza.

Une fois dans la stanitza il eut la curiosité de savoir ce qui se passait chez lui, il s’achemina vers sa maison, sauta pardessus un mur et se trouva dans sa cour.

Là il se hissa jusqu’à la fenêtre de la chambre à coucher de sa femme, qu’il vit à genoux et priant Dieu.

Ce spectacle l’impressionna tellement, qu’il tomba à genoux lui-même et se mit à prier.

Sa prière faite, il se sentit pris d’un tel remords qu’il rentra dans la maison.

Sa femme, qui demandait son retour à Dieu, jeta, en le voyant, un cri de joie et de reconnaissance et s’élança dans ses bras.

Lui la prit contre son cœur, la serra tendrement sur sa poitrine et lui demanda à voir ses enfants.

Les enfants étaient dans une chambre à côté ; la mère les éveilla et les amena à leur père.

— Maintenant, dit celui-ci, laisse-moi avec eux et va chercher le sotzky.

Le sotzky est le chef de la centaine.

La femme obéit et revint avec le centurion, qui était un ami particulier de son mari.

L’étonnement du centurion fut grand : le Cosaque lui annonça que la stanitza devait être attaquée dans la nuit, et le prévint de se mettre en défense.

Après quoi, déclarant que Dieu lui avait inspiré le repentir de son crime, il se constitua prisonnier.

  1. Vaillant gaillard.