Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/36

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
32
le caucase

Le procès ne fut pas long, le prévenu avouait tout et demandait la mort.

Le conseil de guerre le condamna à être fusillé. Nous étions arrivés justement le jour de l’exécution. Voilà pourquoi la stanitza semblait déserte ; voilà pourquoi tous ses habitants étaient réunis à l’extrémité opposée à celle par laquelle nous entrions.

C’était là que devait avoir lieu le supplice.

Une sentinelle placée à la porte et qui enrageait de ne pouvoir quitter son poste, nous donna tous ces détails, en nous disant de nous presser si nous voulions arriver à temps.

L’exécution devait avoir lieu à midi, et il était midi un quart.

Cependant elle n’avait pas eu lieu, puisque l’on n’avait point encore entendu les coups de fusil.

Nous mîmes nos chevaux au trot et traversâmes la stanitza, défendue par les fortifications ordinaires de haies, de treillis et de palissades, mais rehaussée cependant d’une certaine élégance que je n’avais pas remarquée dans les autres villages cosaques, et que je crus remarquer dans celui-ci : nous arrivâmes enfin au lieu de l’exécution : c’était dans une espèce de plaine extérieure attenante au cimetière quelle devait avoir lieu.

Le patient, homme de trente à quarante ans, était à genoux près d’une fosse tout ouverte et nouvellement creusée.

Il avait les mains libres, les yeux sans bandeau ; de tout son costume militaire il n’avait conservé que son pantalon.

La poitrine était nue des épaules à la ceinture. Un prêtre était près de lui et écoutait sa confession. Au moment où nous arrivâmes, la confession s’achevait et le prêtre s’apprêtait à donner l’absolution au condamné.

Un peloton de neuf hommes se tenait prêt, à quatre pas de là, les fusils chargés.

Nous nous rangeâmes en dehors du cercle ; seulement, montés sur nos chevaux, nous dominions toute la scène, et quoique plus éloignés que les autres nous n’en perdions pas un détail.

L’absolution donnée, le chef de la stanitza s’approcha de lui et lui dit :

— Gregor Gregorewitch, tu as vécu comme un renégat et un brigand, meurs en chrétien et en homme courageux, et Dieu te pardonnera ton apostasie et tes frères ta trahison.

Le Cosaque écouta l’allocution avec humilité ; puis, relevant la tête :

— Mes frères, dit-il en saluant ses camarades, j’ai déjà demandé pardon à Dieu, et Dieu m’a pardonné ; je vous demande pardon à vous, et à votre tour pardonnez-moi.

Et de même qu’il s’était mis à genoux pour recevoir le pardon de Dieu, il se remit à genoux pour recevoir le pardon des hommes.

Alors commença une scène tout à la fois d’une grandeur et d’une simplicité suprêmes.

Tous ceux qui avaient eu à se plaindre du condamné s’approchèrent de lui à tour de rôle.

Un vieillard s’approcha le premier et lui dit :

— Gregor Gregorewitch, tu as tué mon fils unique, le soutien de ma vieillesse : mais Dieu t’a pardonné, et je te pardonne.

Meurs donc en paix.

Et il alla à lui et l’embrassa.

Une jeune femme vint après lui et dit :

— Tu as tué mon mari, Gregor Gregorewitch, tu m’as faite veuve et tu as rendu mes enfants orphelins ; mais puisque Dieu t’a pardonné, je dois te pardonner aussi.

Meurs donc en paix.

Et elle le salua et se retira.

Un Cosaque s’approcha et lui dit :

— Tu as tué mon frère, tu as tué mon cheval et tu as brûlé ma maison ; mais Dieu t’a pardonné, et je te pardonne.

Meurs donc en paix, Gregor Gregorewitch.

Et ainsi firent les uns après les autres tous ceux qui avaient un crime ou une douleur à lui reprocher.

Puis sa femme et ses deux enfants s’approchèrent à leur tour et lui firent leurs adieux. L’un des enfants, âgé de deux ans à peine, jouait avec les cailloux mêlés à la terre de la fosse.

Enfin, le juge s’approcha et lui dit :

— Gregor Gregorewitch, il est temps.

J’avoue que ce fut tout ce que je vis de la terrible scène. Je suis de ces chasseurs impitoyables pour le gibier, et qui ne peuvent pas voir couper le cou à un poulet.

Je fis tourner bride à mon cheval et rentrai dans la stanitza.

Dix minutes après, j’entendis une détonation : Gregor Gregorewitch avait cessé d’exister, et la population rentrait silencieuse dans la stanitza.

Un groupe s’avançait plus lent et plus compacte que les autres : c’était celui qui accompagnait ceux que la justice des hommes venait de faire veuve et orphelins.

Quoique peu disposé à la gaieté, je n’en demandai pas moins la maison de la belle Eudoxia Dogadika.

On me regarda comme un homme qui arrive de la Chine. Il y avait quatre ou cinq ans qu’elle était morte. Mais de même qu’on lit sur certaine tombe du Père-Lachaise : « Sa veuve inconsolable continue son commerce, » de même on ajouta : « Sa jeune sœur la remplace, et avantageusement. »

— Et leur respectable père ? demandai-je.

— Il vit toujours, et la bénédiction du Seigneur est avec lui.

Et nous allâmes demander à Ivan Ivanowitch Dogadisky, respectable père d’Eudoxia et de Gruscha, une hospitalité qui nous fut accordée dans des conditions rappelant celle qu’Anténor reçut chez le philosophe grec Antiphon.

Notre retour eut lieu sans accident. Pendant la nuit, comme l’avait prévu notre chef d’escorte, le corps de l’Abreck avait été enlevé.

CHAPITRE VII.

Russes et Montagnards.

Le lendemain, à notre retour de Tschervelone, avant de me présenter chez le colonel Chatikoff, j’envoyai chercher nos hiemchicks.

Moynet était dans le vrai : ils dirent que la gelée ayant augmenté, c’était maintenant trente roubles.

Je pris mon papack, je bouclai mon poignard, ce compagnon obligé de toute sortie, et je me présentai chez le colonel Chatikoff.