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le caucase

Dès le commencement du combat, le colonel Soussloff avait reçu une balle dans son fusil : l’arme, brisée entre ses mains, lui était devenue inutile.

Au bout de deux heures de combat, il ne restait plus en moyenne que deux cartouches à chaque homme et quarante que le général avait forcément économisées.

On prit les cartouches des morts et des blessés hors de combat, et l’on fit une nouvelle distribution.

Par un miracle, le colonel Soussloff et le major Kampkoff n’avaient ni l’un ni l’autre aucune blessure.

Les Tchetchens en étaient arrivés à la rage de ne pouvoir entamer, fusiller, exterminer, cette poignée d’hommes.

Ils s’avançaient jusque sur ce rempart de chair, et saisissant les chevaux par la bride, essayaient de briser un anneau de la chaîne vivante et invincible qu’ils formaient. Un ouradnik nommé Vioulkoff coupa le bras d’un Tchetchen avec sa schaska.

Le général Sousloff, réduit à la sienne pour toute arme, défendait, non pas lui, lui s’était complétement oublié, mais son cheval, qu’il aimait beaucoup. L’animal avait reçu sept balles. Le général lui soutenait sa tête dans sa main gauche et frappait de sa main droite avec sa terrible schaska tout ce qui approchait de lui.

Il est vrai que c’était une lame merveilleuse, une de ces lames apportées au seizième siècle [1] par les Vénitiens au Caucase.

Le colonel, sur ses quatre-vingt-quatorze Cosaques, avait cinq hommes tués et soixante-quatre blessés, qui se pansaient eux-mêmes avec leurs chemises déchirées, et qui, tant qu’ils pouvaient continuer le feu, restaient debout.

Après deux heures huit minutes de cette lutte sans exemple, que suivait le colonel la montre à la main, pour savoir pour combien de temps et de balles il avait encore des hommes et des chevaux, on entendit le canon dans la direction de Kourinsky.

En même temps les Cosaques fatigués, restés en arrière au bac d’Amir-Adjourk, arrivèrent au galop.

Une quarantaine d’hommes environ, entendant cette fusillade et devinant cette résistance, venaient se joindre aux combattants et se jetèrent dans le cercle de fer, ou plutôt dans la fournaise de flammes.

Ce canon que l’on entendait, c’était celui du détachement du général Mudell, qui, jusque-là, s’était trompé de direction.

— Courage, enfants ! voilà du secours qui nous arrive de deux côtés, s’écria Soussloff.

En effet, le secours arrivait : il était temps, sur quatre-vingt-quatorze hommes, soixante-neuf étaient hors de combat.

Les Tchetchens, voyant poindre la colonne du général Mudell, et entendant les coups de canon d’encouragement qui allaient se rapprochant, firent une dernière décharge et s’envolèrent vers leurs montagnes comme une bande de vautours.

Le général Mudell trouva les braves Cosaques du général Soussloff à bout de poudre et de balles, presque à bout de sang.

Alors seulement ils respirèrent, alors seulement l’aide de camp Fidiouskine, qui était resté debout trois quarts d’heure avec sa cuisse cassée, finit, non point par tomber, mais par se coucher.

Avec les lances des Cosaques on fit des brancards pour les hommes qui, à cause de la gravité de leurs blessures, ne pouvaient supporter le pas du cheval, et l’on se mit en marche pour Tschervelone.

Le cheval du général, son pauvre cheval blanc qu’il aimait tant, et qui avait reçu treize balles, fut ramené à petites journées.

Cinq blessés moururent le lendemain.

Le cheval mourut seulement trois semaines après.

Le colonel Soussloff reçut, pour cette magnifique affaire, la croix de Saint-Georges.

Mais ce n’était point assez, quoiqu’en Russie la croix de Saint-Georges soit beaucoup. Le comte Woronzoff, gouverneur du Caucase, lui écrivit cette lettre :

« Mon cher Alexandre Alexiowitch,

» Permettez-moi de vous féliciter de la réception de la croix de Saint-Georges, et de vous prier d’accepter la mienne, jusqu’à ce que vous receviez la vôtre de Pétersbourg.

» Au rapport du général Freytay sur votre héroïque affaire avec les Cosaques de Grebenskoï qui sont sous votre commandement, la joie et l’admiration ont éclaté dans Tiflis ; — si bien que les chevaliers de Saint-Georges ont demandé à l’unanimité que vous receviez cet ordre si estimé dans les armées russes. Je tâcherai de faire récompenser tous ceux qui sont avec vous, en ayant surtout en vue le respectable major Kampkoff.

 » Adieu, mon cher Alexandre Alexiowitch. Ma femme vient d’entrer dans ma chambre, et, apprenant que je vous écris, me prie de vous saluer de sa part avec l’estime la plus profonde. »

J’avais pris et écrit ces détails sur les lieux mêmes ; j’avais gravi le petit monticule, le seul qui, à trente verstes à la ronde, domine la plaine ; mes Cosaques, enfin, qui gardaient un religieux souvenir de cette brillante affaire, m’avaient montré l’emplacement de cet autre Mazagran, et après avoir visité toute la ligne gauche, j’étais arrivé à Tiflis, après avoir coupé le cap de l’Apcheron, visité Bakou, Schumaka et Tcherské-Kalotzy, lorsqu’au détour d’une rue, le baron Finot, consul de France, auquel je donnais le bras, après avoir salué un officier qui nous croisait, me dit :

— Vous savez qui je viens de saluer ?

— Non. Je suis ici depuis avant-hier, comment voulez-vous que je connaisse quelqu’un ?

— Oh ! vous connaissez celui-là, j’en suis sûr, de nom au moins : c’est le fameux général Soussloff.

    distance était si rapprochée que l’on distinguait parfaitement ce qui se passait dans cette colonne et le désordre qu’y jetait notre artillerie. Un officier russe, se tenant au plus fort du danger, courait de rang en rang, appelant les soldats que cette attaque imprévue avait désunis, les saisissant par les mains et reformant les pelotons avec un acharnement de courage indicible.

    » — Le brave officier ! s’écria le général Bousquet, emporté par cette admiration que cause toujours au soldat le vrai courage. Si j’étais près de lui je l’embrasserais. »

  1. Le général Soussloff m’a donné cette schaska historique ; je dirai où, comment, à quelle occasion, sans connaître l’immense valeur qu’elle avait pour moi, un amateur d’armes, en la voyant entre mes mains, l’estimait deux cents roubles,