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le caucase

— Comment ! le héros de Tschoukovaïa ?

— Vous voyez bien que vous le connaissez.

— Je crois bien, que je le connais ; j’ai écrit toute son histoire avec les Tchetchens. Dites-moi…

— Quoi ?

— Pouvons-nous lui faire une visite ? puis-je lui lire ce que j’ai écrit sur lui, et lui demander de rectifier mon récit, si je me suis écarté de la vérité ?

— Parfaitement ; je vais, en rentrant, lui faire demander son heure et son jour.

Le jour même le baron avait sa réponse ; le général Soussloff nous recevrait le lendemain, à midi.

Le général est un homme de quarante-cinq ans, petit de taille, mais trapu, mais vigoureux, très-simple de manières, et qui s’étonna beaucoup de mon admiration pour une chose aussi simple que celle qu’il avait faite.

Tout était exact, et le général n’ajouta aux détails que je possédais déjà que la lettre du comte Woronzoff.

Au moment de le quitter je m’approchai, selon ma mauvaise habitude, d’un trophée d’armes qui attirait mes yeux ; ce trophée était particulièrement composé de cinq schaskas.

Le général les détacha pour me les montrer.

— Laquelle aviez-vous à Tschoukovaïa, général ? lui demandai-je.

Le général me présenta la plus simple de toutes ; je la tirai du fourreau, la lame me frappa par son caractère d’antiquité. Elle portait gravée cette double devise, à peu près effacée par le temps et par l’émoulage de la lame : — Fide, sed cui vide ; — et de l’autre côté : — pro fide et patria. — Ma qualité d’archéologue me permit de déchiffrer ces huit mots latins, j’en donnai l’explication au général.

— Eh bien, me dit-il, puisque vous avez déchiffré ce que je n’avais jamais pu lire, la schaska est à vous.

Je voulus refuser ; j’insistai, en disant que je n’étais en aucune façon digne d’un pareil cadeau.

— Vous la croiserez avec le sabre de votre père, me dit le général, c’est tout ce que je vous demande.

Force me fut d’accepter.

De leur côté les montagnards ont aussi leurs éphémérides, non moins glorieuses que celles des Russes.

L’une d’elles est cette même prise d’Akhulgo, où Chamyll fut séparé de son fils Djemmal-Eddin, que nous verrons revenir au Caucase en échange des princesses Tchawichavadzé et Orbéliani.

Chamyll avait compris, avec sa vive et profonde intelligence, la supériorité des fortifications européennes cachées au ras de terre sur les fortifications asiatiques, qui ne semblent élevées que pour servir de but au canon ; il avait choisi pour sa résidence l’aoul d’Akhulgo, situé sur un pic isolé, entouré d’abîmes à donner le vertige, et dominé seulement par des rochers dont on regardait l’ascension comme impossible.

Sur ce pic isolé, des ingénieurs polonais, qui étaient allés poursuivre au Caucase la guerre de Varsovie, avaient établi un système de fortifications que Vauban ou Haxo n’eussent point désavoué.

Akhulgo contenait en outre une grande quantité de vivres et de munitions.

Le général Grabbé résolut, en 1839, d’aller attaquer Chamyll jusque dans cette aire d’aigle.

On regardait la chose comme impossible ; il fit alors ce que font les médecins aventureux dans les cas désespérés.

Il prit la responsabilité.

Il jura par son nom, et Grabbé veut dire tombeau, qu’il prendrait Chamyll mort ou vif.

Puis il partit.

Chamyll fut instruit par ses espions de la marche de l’armée russe, il ordonna aux Tchetchens de la harceler tout le long du chemin, au commandant d’Arguani de la retenir le plus longtemps possible devant ses murailles, et aux chefs des Avares, sur lesquels il croyait pouvoir compter plus sûrement, de disputer pied à pied le passage du Koassou.

Lui attendrait dans sa forteresse d’Akhulgo l’ennemi, qui ne viendrait probablement point jusque-là.

Chamyll se trompait : les Tchetchens retardèrent à peine l’armée d’une marche ; Arguani lui fit perdre deux jours seulement, et le passage du Koassou, que l’on croyait inexpugnable, fut forcé à la première attaque.

Du haut de son rocher, Chamyll vit donc venir les Russes. Le général Grabbé fit le blocus de la place, il espérait affamer Chamyll et le forcer de se rendre.

Le blocus dura deux mois, et le général Grabbé apprit que Chamyll avait des vivres pour six mois encore.

Il fallait risquer l’assaut.

Pendant le blocus, le général Grabbé n’avait pas perdu son temps, il avait fait creuser des chemins dans le granit, élevé des bastions sur des saillies de rocher que l’on croyait inaccessibles, jeter des ponts sur des précipices.

Cependant, aucun des points sur lesquels on était parvenu ne dominait encore la citadelle.

Le général avisa une espèce de saillie sur laquelle on ne pouvait arriver qu’en escaladant la montagne du côté opposé, et en y descendant, à l’aide de cordes, canons, caissons et artilleurs.

Un matin, la plate-forme était occupée par les Russes, qui y signalèrent leur présence en foudroyant la citadelle.

Alors l’assaut fut ordonné, et le 17 août, les sapeurs russes franchirent les remparts de l’ancienne Akhulgo.

Les Russes avaient laissé quatre mille hommes au pied de ces remparts qu’ils venaient enfin d’emporter.

Mais restait la nouvelle Akhulgo, c’est-à-dire la forteresse.

Le général Grabbé ordonna l’assaut.

Chamyll, avec son costume blanc, était sur les remparts.

Chacun payait de sa personne, le général d’un côté, l’Iman de l’autre.

Ce jour-là fut un jour de carnage, comme jamais les aigles et les vautours qui planaient sur les cimes du Caucase n’en avaient vu.

On nageait dans le sang ; les échelons à l’aide desquels on escaladait la brèche étaient formés chacun d’un cadavre.

Plus de musique guerrière pour encourager les combattants, elle était éteinte.

Le râle des mourants lui avait succédé.

Un bataillon tout entier gravissait un sentier escarpé, un énorme rocher, roulé à force de bras au sommet du sentier, sembla tout à coup se détacher de sa base de granit, comme