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le caucase

tandis que sous les pieds des chevaux de notre escorte, devant l’attelage de notre tarantasse, se levaient des vols de perdreaux et fuyaient des troupeaux de lièvres.

Quelquefois le prince Mirsky prend cent hommes, vient avec eux chasser dans cette plaine et tue deux cents pièces de gibier.

À deux lieues de Casafiourte, au détour d’un chemin, nous vîmes tout à coup une troupe d’une soixantaine d’hommes à cheval qui venaient à nous.

Je crus un instant que nous tenions notre escarmouche.

Je me trompais.

Le lieutenant-colonel Coignard mit tranquillement son lorgnon à son œil, et dit :

— C’est Ali-Sultan.

En effet, le prince tatar, se doutant que nous prendrions le plus court, et pensant de son côté que nous pouvions être attaqués, s’était mis à la tête du ban et de l’arrière-ban de sa maison, et venait à notre rencontre.

Je n’ai rien vu de plus pittoresque que cette troupe armée.

Le prince galopait en tête avec son fils, âgé de douze ou quatorze ans, tous deux magnifiquement vêtus, couverts d’armes splendides.

À ses côtés, un peu en arrière, venait un noble Tatar nommé Kouban. À l’âge de douze ans, se trouvant dans une forteresse attaquée par les Circassiens, il avait pris la place du capitaine, qui avait été tué à la première décharge, et avait repoussé l’ennemi.

L’empereur l’avait su, l’avait fait venir, lui avait donné la croix de Saint-Georges… à douze ans !

Derrière eux venaient quatre fauconniers et six pages.

Puis cinquante à soixante cavaliers tatars dans leurs plus beaux accoutrements de guerre, brandissant leurs fusils, faisant cabrer leurs chevaux, criant hourra !

Les deux troupes se mêlèrent, et nous nous trouvâmes avoir une escorte de cent cinquante hommes.

J’avoue que mon plaisir à cette vue monta jusqu’à l’orgueil. Le travail n’est donc pas un vain labeur, la réputation une folle fumée. Trente ans de lutte pour la cause de l’art peuvent donc avoir leur récompense royale.

Qu’a-t-on fait de plus pour un roi que ce qu’on faisait pour moi ?

Oh ! luttez, ayez courage, frères ! un jour viendra, pour vous aussi, où à quinze cents lieues de la France des hommes d’une autre race, qui vous auront lus dans une langue inconnue, s’arracheront à leurs aouls, bâtis au sommet des rochers comme des nids d’aigle, et viendront, leurs armes à la main, incliner la force matérielle devant la pensée.

J’ai bien souffert dans ma vie ; mais le Dieu bon, mais le Dieu grand m’a parfois, en un instant, fait plus de lumineuse joie que mes ennemis, et même que mes amis ne m’ont fait de mal.

Nous fîmes ainsi deux ou trois lieues au galop. La voiture roulait sur ces grandes herbes comme sur un tapis de mousse, laissant à droite et à gauche des squelettes d’hommes et de chevaux.

Enfin vint une place où la terre sembla manquer sous nos pieds : un immense ravin s’ouvrit devant nous. Au fond roulait la rivière Actache ; au sommet de la montagne, en face de nous s’élevait l’aoul du prince ; au fond, à droite, dans l’atmosphère bleuâtre d’une vallée, on voyait les murailles blanches d’un village ennemi.

Huit jours auparavant, les Tchetchens avaient tenté une attaque sur le village, et avaient été repoussés.

Sur la côte où nous étions, s’élevait la forteresse que le colonel Kouban avait défendue à l’âge de douze ans, et qui n’est autre que cette citadelle de Sainte-Croix élevée par Pierre Ier dans son voyage au Caucase.

Nous commençâmes une rapide descente le long de la falaise. Le village, vu ainsi d’une montagne à l’autre, se présentait sous son point de vue le plus pittoresque.

Nous nous arrêtâmes un instant pour que Moynet pût en faire un croquis.

Pendant ce temps, notre escorte présentait l’aspect le plus pittoresque : des cavaliers descendant deux à deux, d’autres par groupes, d’autres traversant la rivière à gué et laissant leurs chevaux s’y désaltérer ; l’avant-garde montait déjà la côte opposée.

Le dessin fini, nous nous remîmes en route, traversâmes la rivière à notre tour, et gravîmes le rapide chemin qui mène à l’aoul.

À l’entrée du village, le commandant de la forteresse nous attendait.

C’était le premier aoul vraiment tatar dans lequel nous entrions.

Rien de plus beau que ces populations qui avoisinent les montagnes ; Mongols de race, c’est-à-dire primitivement laids, toutes les races qui ont approché du Caucase se sont mêlées avec les populations indigènes, et ont, avec les femmes, reçu pour dot la beauté.

Les yeux surtout sont merveilleux ; chez les femmes, où, pour la plupart du temps, on ne voit que les yeux, ces yeux sont deux lumières, deux étoiles, deux diamants noirs. Peut-être, si l’on voyait le reste du visage, les yeux y perdraient-ils ; mais vus avec le bas du front et le sommet du nez seulement, ils sont merveilleux.

Les enfants aussi sont magnifiques sous leurs immenses papacks, et avec leurs grands couteaux qu’on leur attache au côté dès qu’ils peuvent marcher seuls. Souvent nous nous sommes arrêtés devant des groupes de bonshommes de l’âge de sept ans à l’âge de douze ans, jouant aux osselets ou à quelque autre jeu, et nous demeurâmes vraiment en admiration.

Quelle différence avec les Tatars des steppes !

Il est vrai que les Tatars des steppes pourraient bien être des Mongols, et les Tatars du pied du Caucase des Turcomans.

Je laisse la chose à décider aux savants. Par malheur, les savants discutent toujours de leurs cabinets, et viennent rarement examiner la question sur le lieu véritable où elle est posée.

Nous entrâmes dans l’aoul du prince Ali-Sultan ; là, comme toujours, la beauté de la race nous frappa.

Ce qui nous frappa aussi ce fut l’acharnement des chiens contre nous. On eût dit que ces damnés quadrupèdes nous reconnaissaient pour des chrétiens.

Une autre chose nous frappa encore, ce sont les têtes de