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le caucase

chevaux réduites à l’état de squelettes et posées sur les haies pour effrayer les chevaux.

Nous arrivâmes au palais du prince : c’est une maison fortifiée.

Il avait pris les devants et nous attendait au seuil.

Là il nous détacha lui-même nos armes, ce qui voulait dire :

— Du moment où vous êtes chez moi, c’est moi qui réponds de vous.

La salle de réception était une pièce beaucoup plus longue que large. À gauche, dans les niches pratiquées à cette intention, étaient roulés à la suite les uns des autres six lits complets, matelas, lits de plumes et couvertures ; toutes choses que nous n’avions pas vues depuis si longtemps qu’elles nous étaient presque devenues inconnues. À la muraille étaient suspendues des armes ; enfin, au compartiment en retour faisant face à la porte opposée étaient deux grandes glaces surmontées d’étagères chargées de porcelaine.

L’intervalle entre les deux miroirs était tendu de drap d’or.

L’aoul porte le nom européen d’Andrew. C’est celui dont nous avons parlé à propos de Tschervelone.

Le prince, en attendant que l’on nous servît le dîner, nous offrit de nous faire visiter l’aoul.

Nous acceptâmes.

Nous sortîmes donc, conduits par le prince et son fils.

À part la maison du prince, toutes les maisons n’avaient qu’un rez-de-chaussée surmonté d’une terrasse ; cette terrasse est, en général, aussi peuplée que la rue ; c’est la propriété, c’est le domaine, c’est surtout la promenade des femmes. Elles se tiennent là avec leurs grands voiles à carreaux et regardent les passants par l’ouverture que, pareille à une meurtrière, elles ménagent à leurs yeux.

Puis la terrasse sert encore à d’autres usages.

C’est sur la terrasse souvent que l’on amasse la provision de foin pour le bétail ; c’est toujours sur la terrasse que l’on vanne le maïs.

Ce maïs est suspendu en guirlandes devant les maisons, à des perches verticales et à des cordes horizontales, et fait un charmant effet avec ses épis dorés.

L’aoul d’Andrew est surtout renommé par ses armuriers : ils font des kangiars ; les lames forgées par eux, et qui portent un chiffre particulier, ont une réputation par tout le Caucase. Lorsqu’on en appuie le tranchant sur un kopeck, elles lui font, par la simple pression, une incision assez profonde pour qu’en levant la lame, elle enlève avec elle la pièce de monnaie.

Seulement, jamais les ouvriers du Caucase n’ont rien en magasin, excepté la chose qu’ils fabriquent spécialement.

Ainsi, les armuriers ont des lames, mais n’ont pas de poignées ; les monteurs ont des poignées, mais n’ont pas de lames.

Il faut acheter la lame chez un premier ouvrier, la faire monter chez un second et la porter chez un troisième pour qu’il lui confectionne un fourreau.

Le rêve de nos ouvriers en 1848 est réalisé.

Là, pas d’intermédiaires.

Il en résulte que presque jamais l’étranger qui passe ne peut rien acheter. Il faut qu’il commande et attende que la commande soit exécutée.

Il y a plus, s’il commande des objets qui nécessitent une avance de fonds, cette avance de fonds, il doit la faire. L’ouvrier tatar est censé ne pas posséder un kopeck.

Nous visitâmes quatre ou cinq armuriers ; un seul avait un poignard monté en argent émaillé de bleu et d’or. Je lui en demanda le prix, quoique, trouvant la monture d’assez mauvais goût, je n’eusse pas grande envie de l’acheter.

Il me répondit qu’il était vendu.

Nous continuâmes notre tournée jusqu’au moment où l’on vint nous dire que le dîner nous attendait.

Nous revînmes à la maison.

Quatre couverts seulement étaient mis.

Celui du lieutenant-colonel Coignard et les nôtres.

Le prince, son fils et les nobles de sa cour se tenaient debout autour de la table, tandis que les pages nous servaient.

Il serait difficile de dire ce que nous mangeâmes : les objets primitifs destinés à la nourriture de l’homme subissent de telles transformations dans la cuisine tatare, que le plus prudent est, quand on a faim, de manger sans s’inquiéter de ce que l’on mange.

Cependant je crois, — je n’affirme pas, — je crois que nous mangeâmes une soupe composée d’une poule et de ses œufs.

Puis vinrent des côtelettes au miel.

Puis des gelinottes aux confitures.

Des pommes, des poires, du raisin, du lait caillé, du fromage ; un plat, qu’à une arête avec laquelle je faillis m’étrangler, je reconnus pour un plat de poisson, complétèrent le dîner.

Le dîner terminé, il était deux heures. Nous nous levâmes et voulûmes prendre congé du prince : mais lui nous dit fort gracieusement qu’il ne se croyait pas quitte de ce qu’il nous devait pour être venu au-devant de nous et nous avoir reçus chez lui.

Il lui restait à nous reconduire.

En effet, les chevaux étaient restés sellés. Le prince, son fils, le colonel Kouban, les pages, les fauconniers, reprirent leur rang autour de la voiture, et toute la caravane repartit comme elle était venue, c’est-à-dire au galop.

À cinq ou six verstes de l’aoul on fit halte.

Le moment était venu de nous séparer. Nous trouvâmes une nouvelle escorte de cinquante hommes partis probablement la veille au soir de Kasafiourte, et qui nous attendait.

Ces séparations sont les seules tristesses d’un voyage. Il y avait eu tant de joie dans la réception, tant de franchise dans les moments écoulés ensemble, qu’on se demande comment l’on va faire pour se séparer les uns des autres, après s’être si bien trouvés ensemble.

Avant de me quitter, le jeune prince s’approcha de moi, et me présentant le poignard que j’avais marchandé chez l’armurier, me l’offrit au nom de son père.

C’était au prince qu’il était vendu, et c’était pour moi qu’il était acheté.

Nous nous embrassâmes de grand cœur : le lieutenant-colonel et moi nous nous serrâmes les mains, nous nous fîmes mille promesses de nous revoir, soit à Paris, soit à Pétersbourg, avec le reste de l’état-major, puis nous nous séparâmes pour ne nous revoir probablement jamais.

Nous continuâmes notre route vers Tchiriourth, tandis que