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le caucase

eaux de cette mer immense au-dessus de laquelle s’élevaient, comme des îles, non-seulement le Caucase, mais le Taurus, le Demavend et la Tauride, dont la mer Caspienne, appelée par les anciens le lac Caspis, n’est qu’un démembrement, et qui, vers le nord, ne faisait selon toute probabilité qu’une avec la mer Blanche et la Baltique.

À quelle époque de l’histoire, sacrée ou profane, appartient le grand cataclysme qui isola le Pont-Euxin, la mer d’Aral, les lacs d’Erivan, d’Ormiah et de Van, et creusa les détroits de Jennikalé, des Dardanelles, de Messine et de Gibraltar ? Est-ce au déluge biblique de Noé, chez les Hébreux, à celui de Xixuthus, chez les Chaldéens, à celui de Deucalion et d’Ogygès chez les Grecs ? C’est ce que nous ne saurions dire ; mais il y a un fait avéré, c’est que la Caspienne a continué de communiquer avec les autres mers par des canaux souterrains, que c’est par ces canaux qu’elle perd les eaux qu’elle reçoit de l’Oural, du Wolga, du Terek, de la Koura ; qu’elle est sujette à des variations de profondeur ; que, dans ses baisses, elle laisse à découvert des constructions qui attestent ses mouvements de hausse et de décroissance, et enfin, preuve plus certaine que tout cela, de la communication souterraine qui existe entre elle et les autres mers, c’est que tous les ans, à l’approche de l’hiver, on voit monter à la surface du golfe Persique, des herbes et des feuillages qui ne se trouvent que sur les bords et dans les profondeurs de l’énorme lac Caspien.

Le Caucase présente deux rangées de montagnes parallèles, dont la plus élevée est au sud, la plus basse au nord. La première chaîne pourrait s’appeler les montagnes Blanches, par opposition à la seconde qui s’appelle les montagnes Noires. Les sommets célèbres de cette dernière chaîne sont la montagne Chauve, le mont des Voleurs, le mont des Tempêtes, le Bois-Sombre et le Poignard.

Deux passages seulement sont pratiqués dans l’immense barrière ; ces passages, connus sous les noms de portes Caucasiennes, portes Sarmatiques, portes Caspiennes, portes Albanaises, portes de Fer, portes des Portes, sont le défilé du Darial (Pyla-Caucasia de Pline) et le passage de Derbent, appelé traditionnellement les Portes d’Alexandre.

Nous avons franchi les deux passages, et nous essayerons d’en donner une idée à nos lecteurs.

La cime des montagnes neigeuses est formée de porphyre basaltique, de granit et de syénite.

Les porphyres sont : le porphyre bleu tacheté de jaune ou de rouge et de blanc, le porphyre rouge oriental, et le porphyre vert. Les granits sont : le granit rose, le gris, le noir et le bleu.

Quant à la chaîne désignée sous le nom de montagnes Noires, elle se compose de calcaires, de grès marneux et de schistes tabulaires, sillonnés par des veines de spath et de quartz.

Strabon parle fort des mines d’or de la Colchide ; les pépites enlevées à ces mines et portées par les pluies dans les ruisseaux les enrichissaient d’un sable précieux ; les Souanes, aujourd’hui les Mingréliens, les recueillaient sur des peaux de mouton garnies de poils dans lesquels la poudre brillante s’arrêtait.

De là la fable, nous devrions dire l’histoire de la toison d’or.

Il y a aujourd’hui encore en Osséthie, sur l’église de Nouzala, une inscription en langue géorgienne qui affirme que, dans cette région, les métaux les plus précieux abondaient autrefois comme aujourd’hui la poussière.

Toutes ces richesses peuvent être mises en discussion ; mais il est une production peut-être plus rare, quoique moins précieuse, c’est la naphte. Celle-là existe, elle est visible, on la rencontre en profusion sur la rive occidentale de la mer Caspienne.

Nous nous en occuperons en passant à Bakou, et en racontant les phénomènes qu’elle produit.

Au nord le Kouban et le Terek, au sud le Cyrus et l’Araxe, forment les limites de l’isthme Caucasien.

Le Cyrus n’est autre que la Koura, et l’Araxe, aujourd’hui l’Aras, est le Jelis des Scythes et le Tanaïs des compagnons d’Alexandre.

Sous cette dernière dénomination, on l’a confondu avec le Don, comme on le confond parfois avec le Phase, aujourd’hui le Rioni ou le Rioné.

Virgile a dit de lui : Pontem indignatùs Araxes. L’Aras et le Rioné coulent en sens inverse. Le premier se jette dans la Kouma, au-dessus des steppes de Moghan, célèbres par leurs serpents. Le second se jette dans la mer Noire, entre Poti et Redoute-Kaleh.

En traversant le Terek, la Koura, l’Araxe et le Phase, nous nous occuperons plus particulièrement de ces fleuves.

Quant au Kouban, que nous laisserons à notre droite, il descend de l’Ebrouss, traverse la petite Abasie, embrasse toute la Circassie, et se jette dans la mer Noire au-dessous de Taman : c’est l’Hypanis d’Hérodote et de Strabon, et le Vardanus de Ptolémée. Au treizième siècle, lorsque les Tatars envahirent la Scythie, ils le nommèrent Kouman et Kouban. Les Russes ont adopté cette dernière dénomination, sous laquelle il est connu aujourd’hui, sans qu’on puisse expliquer l’étymologie de ce nom. C’est sur ce fleuve que sont situées les colonies kosackes de la ligne droite.

Il n’en est pas de même du Caucase, qui doit le sien à l’un des premiers assassinats commis par un des plus anciens dieux. Saturne, le mutilateur de son père et l’engloutisseur de ses fils, ayant rencontré, au moment où il fuyait, vaincu, dans la guerre des Géants, par son fils Jupiter, le berger Caucase, qui conduisait ses troupeaux sur le mont Niphate, qui sépare l’Arménie de l’Assyrie, et au pied duquel, selon Strabon, le Tigre prend sa source, celui-ci eut l’imprudence de vouloir disputer le passage au fuyard. Saturne le tua d’un coup de faux, et Jupiter, pour éterniser le souvenir de ce meurtre, donna le nom de la victime à toute la chaîne caucasique, dont les montagnes de l’Arménie, de l’Asie mineure, de la Crimée et de la Perse, ne sont en réalité que des démembrements.

Presque aussitôt qu’il vient de donner un nom à la chaîne caucasique, un de ses plus hauts sommets, le Kassbeck, sert d’instrument de supplice à Jupiter.

Le From-Theuth les Scythes, le Prométhée des Grecs y est attaché par Vulcain avec des chaînes de diamant, pour avoir créé l’homme et commis le crime de l’avoir animé au feu du ciel qu’il avait dérobé et caché dans un roseau creux.

From-Theuth, remarquons-le en passant, vent dire en scythe : divinité bienfaisante ; de même que Prométhée veut dire en grec : le dieu prévoyant.

Et, sans doute, ce fut par prévoyance qu’il donna à l’homme, dit la tradition mythologique, la timidité du lièvre, la finesse du renard, la ruse du serpent, la férocité du tigre et la force du lion.

Est-ce par hasard ou symboliquement qu’à l’horizon du monde naissant, l’homme aperçoit le gibet du premier bienfaiteur de l’humanité ?

Quatre mille ans plus tard, la croix devait remplacer le rocher, le Calvaire détrôner le Mqinwari.

Nous avons dit que le Mqinwari et le Kassbeck ne faisaient qu’une seule et même montagne

Prométhée devait demeurer là trente mille ans. Pendant trente mille ans, un vautour, fils de Typhon et d’Echidna, — car on avait, pour une vengeance si longue, choisi un bourreau-dieu, — pendant trente mille ans, un vautour devait lui dévorer le foie. Mais au bout de trente ans, Hercule, fils de Jupiter, tua le vautour et délivra Prométhée.

Dans ces temps de ténèbres, où tout relève de la tradition, tandis que Prométhée, visité par l’Océan, bercé au chant des Océanides, maudit cette force brutale, sous laquelle est sans cesse forcé de plier le génie, luttant inutilement contre le vautour de l’ignorance, qui lui dévore, non pas le foie, mais le cœur, les rochers du Caucase n’ont d’autres habitants que les dives, race de géants qui occupent toute la partie du globe abandonnée par les eaux.

Dans la vieille langue asiatique, dives veut dire tout à la fois île et géant :

Maldives, Laquedives, Serendives.

Et, en effet, chaque île n’était-elle pas un géant sortant de la mer ?

Tous ces Titans qui firent la guerre à Jupiter, étaient-ils autre chose que ces îles de la mer Égée, aujourd’hui volcans éteints, autrefois géants jetant des flammes ?

Un de ces dives, nommé Argonk, élève sur une des cimes du Caucase un palais, où la tradition assure qu’aujourd’hui encore sont conservées les statues des rois de cette époque.

Un étranger, nommé Huschenk, vint attaquer les dives, monté sur un cheval marin, nageant avec douze pieds.

Un rocher lancé du haut du Demavend, terrasse lui et son cheval, dans lequel il est facile de reconnaître un navire avec ses douze rames.

Aujourd’hui, une des peuplades les plus belliqueuses du Caucase, les Tcherkesses, se donnent encore à eux-mêmes le nom d’Adighes, dont la racine est Ada.

Or Ada, en langue tatare, veut dire île.

D’Ada à Adam, qui veut dire homme, il n’y a qu’une lettre de différence, et certes, on nous concédera qu’il existe des étymologies bien autrement obscures que celle-là.

C’est au sommet de l’Elbrouss que Zoroastre place le mauvais génie Arisman dont nous avons fait Arimane.

« Il s’élance du sommet de l’Elbrouss, dit Zoroastre, et son corps étendu au-dessus de l’abîme, semble un pont de flamme jeté entre les mondes. »

C’est enfin sur le Chat-Abrouz que se tenait l’anka, gigantesque vautour, qui est le Rok des Mille et une Nuits, et dont les ailes, en s’ouvrant, obscurcissaient la lumière du soleil.

Maintenant, abandonnons la tradition, et comme un brouillard qui va toujours s’éclaircissant, essayons de voir clair dans l’histoire du Caucase.

Regardez cette mer immense sur laquelle flotte un vaisseau gigantesque. Cette mer, c’est le déluge. Ce vaisseau, c’est l’arche,