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le caucase

2968 ans avant J.-C. l’arche aborde au sommet de l’Ararat. La semence du monde futur et sauvée.

Deux siècles après, Haig fonde le royaume d’Arménie, et Thargarmos celui de Géorgie [1]. Au milieu de ces dates incertaines, Arméniens et Géorgiens disent que Haig et Thargarmos étaient les contemporains de Nemrod et d’Assur.

Regardez passer comme une ombre presque sans forme Marpésie et ses amazones. Cette reine belliqueuse part des rives du Thermodon et va donner son nom à un rocher du Darial. Jornandès cite la reine, et Virgile chante la montagne.

Voyez, le jour se fait. Voici à son tour Sémiramis, la fille des colombes. Elle soumet l’Arménie, bâtit Artémisa, voit tuer dans une bataille son bien-aimé le roi Azaï le Beau, l’ensevelit près du mont Ararat, et revient mourir à Babylone de la main de son fils Ninias, cet Hamlet antique, vengeur de son père.

1219 ans avant Jésus-Christ, — les dates commencent à avoir une valeur historique, — trente-cinq ans avant la guerre de Troie, un vaisseau tel qu’on n’en avait point encore vu en Colchide, entrait dans le Phase, et venait s’arrêter sous les murs de la capitale du roi Éétès, père de Médée.

C’était le vaisseau Argo, parti d’Iolchos en Thessalie, et monté par Jason, venant redemander la toison d’or.

Inutile de raconter la dramatique histoire de Médée et de Jason, tout le monde la sait par cœur.

La flamme du bûcher de Sardanapale éclaire l’Orient, 800 ans avant J.-C. selon Justin, 820 ans selon Eusèbe. Au milieu des déchirements qui suivirent la mort du fils de Phul, tandis que des morceaux de son empire, trois rois se font des royaumes, Barouer fonde l’indépendance de l’Arménie.

Bientôt les Arzenounis, enfants de ce Sennachérib, dont l’armée frappée par l’ange exterminateur perd en une nuit cent quatre-vingt-cinq mille hommes, et qui est tué à Ninive par ses deux fils, au pied de l’autel de son dieu, entrent en Arménie : ils ne font qu’y précéder de vingt ans les Juifs captifs de Salmanazar, envoyés par ce conquérant dans la Géorgie et dans le Lasistan. En traversant cette dernière province, et dans le district de Ratcha, on trouve encore aujourd’hui une peuplade de juifs guerriers. Ce sont les descendants de ces vaincus de Salmanazar, le destructeur du royaume d’Israël. Leurs ancêtres étaient les contemporains du vieux Tobie, dont le fils, conduit par l’ange Raphaël, alla redemander à Gabélus, les dix talents que son père lui avait prêtés.

Vingt ans plus tard commence la famille des Bagratides, de laquelle descendent les princes Bagration, que nous allons rencontrer sur notre chemin.

Deux tiers de siècles s’écoulent. Les Scythes font invasion en Arménie, par le défilé du Darial, s’emparent de l’Asie Mineure et pénétrent jusqu’en Égypte.

Dirkan Ier, dont nous avons fait Tigrane, et dont nous verrons les descendants lutter contre Pompée, apparaît dans l’histoire pour fonder une dynastie Arménienne. Il descend de ce Haig, qui a fondé, non pas une dynastie, mais un royaume, et il est contemporain de ce Cyrus, dont la tête coupée, fut plongée par Thomyris dans un vase rempli de sang.

Mais avant de boire après sa mort ce sang dont il avait été altéré pendant toute sa vie, Cyrus s’était emparé de la Colchide et de l’Arménie.

Nous y retrouvons le fils de Darius II, Artaxerce Mnémon. Il y tue de sa propre main, à la bataille de Cunaxa, Cyrus le Jeune, qui s’était révolté contre lui et qui avait à son service Xénophon, à qui Socrate sauva la vie à la bataille de Delium, et qui des rives du Tigre à Chrisopolis, opéra cette fameuse retraite des dix mille, racontée par lui-même, et restée comme un modèle de stratégie.

Soixante ans après, Alexandre part de la Macédoine, traverse l’Hellespont, défait, sur les bords du Granique, l’armée de Darius. Parmi les troupes de Darius, qui vont se faire battre à Issus et à Arbelles, luttent les peuples du Caucase et de l’Arménie, conduits par Oronte et Mifrauste.

Ici, la renommée du vainqueur de la Perse et du conquérant de l’Inde devient telle, que la légende se mêle à l’histoire. Selon la tradition caucasique, Alexandre se détourne de sa route pour aller fermer les deux défilés du Caucase : un à Derbent, avec des portes de fer ; l’autre dans le Darial, avec ce fameux mur qui, au dire de l’antiquité, s’étendait de la mer Caspienne à la mer d’Azof.

Mahomet, dans son Coran, consacre la tradition qui, dès lors, devient une incontestable vérité pour toutes les peuplades musulmanes du Caucase, puisqu’elle découle de la plume du prophète.

Seulement, pour lui, le Macédonien est Zoul-Karnaïn, c’est-à-dire le bicorne : voyez les médailles d’Alexandre où, comme fils de Jupiter Ammon, il porte les cornes paternelles, et l’explication de ce nom de Zoul-Karnaïn vous sera donnée.

Voici ce que dit Mahomet.

« Zoul-Karnaïn, arrivé au pied de deux montagnes, y trouva des peuples qui ne comprenaient qu’à peine le langage oral.

» Ces hommes s’adressèrent à lui :

» — Ô Zoul-Karnaïn ! lui dirent-ils, les Yadgougs et les Madgougs ravagent nos terres. Nous te payerons un tribut si tu veux élever une muraille entre eux et nous.

» Il répondit :

» — Les dons du ciel sont préférables à vos tributs. Je satisfairai à vos désirs ; apportez-moi du fer, et entassez-le jusqu’à la hauteur de vos montagnes.

» Puis il ajouta :

» — Soufflez pour embraser le fer.

» Puis il dit encore :

» — Apportez-moi de l’airain fondu, afin que je l’y verse.

» Les Yadgougs et les Madgougs ne purent désormais ni franchir ce mur, ni le percer.

» Cela a été fait par la grâce de Dieu ; mais quand l’époque qu’il a désignée sera venue, il renversera ce mur.

» Dieu n’annonce rien en vain. »

Quelques historiens renchérissent sur le texte que nous venons de citer. Ils entrent dans les détails de la construction de ce mur : il était bâti de briques de fer et de cuivre, soudées ensemble et recouvertes d’une couche d’airain fondu. De temps en temps, les gardiens de ce mur venaient frapper à grands coups de marteau sur les portes d’airain, ce qui indiquait aux Madgougs et aux Yadgougs que le mur était bien gardé.

Un demi-siècle après ce prétendu passage d’Alexandre, Pharnabase délivre la Géorgie de la domination des Perses, et fonde l’alphabet géorgien. De leur côté, Artaxias et Zaziadias profitent de la défaite et de la mort d’Antiochus le Grand pour délivrer l’Arménie du joug syrien. Cette mort laisse Annibal sans appui. L’Arménie alors voit arriver le vainqueur de Trasimène et le vaincu de Zama. On bâtit sur ses plans la ville d’Artaxade, que détruira plus tard Corbulon, et que Tiridate rebâtira sous le nom de Néronia, en l’honneur de Néron.

Mais deux cents ans avant cette reconstruction, Mirvan Ier fonde, en Géorgie la dynastie des Nébrotides, et Vagaschak, en Arménie celle des Arsacides, qui bientôt s’emparent du trône de Géorgie.

C’est ce Vagaschak, appelé par les historiens Tigrane II, qui est le père de Tigrane le Grand, lequel se fait appeler le roi des rois, déclare la guerre aux Romains, envahit la Cappadoce, conquiert la Syrie, mais rencontre Lucullus qui le bat, lève sur lui un tribut de trente-trois millions de notre monnaie, et lui prend la Syrie, la Cappadoce et la petite Arménie, fait la Colchide province romaine, remonte le Phase, parvient jusqu’aux montagnes de l’Elbrouss et du Kassbeck, et ne recule, lui et son armée, que devant les serpents des steppes de Moghan.

Deux ans plus tard, Mithridate, battu par Pompée, traverse le Caucase, franchit le Don et se réfugie en Tauride. Il parlait les vingt-quatre langues de ses vingt-quatre peuples. Les Romains alors occupent la Géorgie, l’Imméritie et l’Albanie, aujourd’hui la Kakétie. Quant à l’Arménie, elle est conquise par Marc-Antoine, trente ans après la mort du roi de Pont.

Enfin, le Christ naît, sans que cette naissance, qui va changer la face du monde, ait aucun retentissement dans le Caucase. Seulement, l’année même de la mort du Christ, Afgar, roi d’Édesse, se fait baptiser, et sept ans après, saint André et Saint Simon viennent prêcher la religion chrétienne dans la Meshi, aujourd’hui le district d’Akhaltzitke.

C’est la première révélation de ce grand sacrifice qui doit être, pour le monde moderne, ce que celui de Prométhée a été pour le monde antique.

DEUXIÈME PÉRIODE
Du Christ à Mahomet II.

Les empereurs romains se sont succédé : Tibère a remplacé Auguste, Caligula Tibère, Claude Caligula. Néron est sur le trône depuis douze ans. Il voyage en Grèce comme musicien, et comme poëte, et recueille couronne sur couronne, tandis que Vendex rêve sa révolte des Gaules, et Galba son soulèvement d’Espagne.

Corbulon, vainqueur des Parthes, envahit l’Arménie, prend et détruit Artaxade, cette seconde Carthage fondée par Annibal, et force Tiridate, que les Parthes ont nommé leur roi sans le consentement des Romains, à déposer la couronne pour la recevoir des mains de l’empereur.

L’empereur, jaloux, fait dire à Corbulon de se tuer. Corbulon obéit en se passant, lui-même, à Corinthe, son épée au travers du corps.

  1. La Géorgie était alors appelée Ibérie.