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le caucase

la plus belle chose que nous ayons jamais vue. — Et le prince nous conduit jusqu’à Derbent.

— Oui, ma foi, c’est dit ; si vous revenez avec moi à Choura, et si vous me donnez la journée de demain, je m’engage même à vous faire coucher demain soir à Karakent.

— Mais vous savez qu’on nous refuse des chevaux passé six heures du soir, prince.

— Avec moi on vous en donnera jusqu’à minuit.

— Coucherons-nous demain à Karakent ? demanda Moynet.

— Vous coucherez demain à Karakent, dit le prince.

— Allons, Moynet, allons.

— Allons ; mais je vous avertis que je déteste les panoramas.

— Vous aimerez celui-là, monsieur Moynet.

— Eh bien, alors, il n’y a pas de temps à perdre, mon prince : vous avez parlé de souper : nous avons faim.

— En ce cas, ne perdons pas de temps. Cinq chevaux à ma tarantasse, et en route.

Pendant qu’on mettait les chevaux à la voiture, je m’amusai à regarder les armes du prince.

— Vous avez là un magnifique kangiar, prince.

Ne dites jamais pareille chose à un Géorgien, car il fera à l’instant même ce que fit le prince.

Il le tira de sa ceinture.

— Ah ! pardieu, dit-il, je suis enchanté qu’il vous plaise ; prenez-le : c’est de Mourtazale, le premier armurier du Caucase ; il l’a fait exprès pour moi : voyez, voici l’inscription tatare :

Mourtazale a fait ce poignard pour le prince Bagration.

— Mais, mon prince…

— Prenez, prenez donc ! il m’en refera un autre.

Je regardai mon poignard : c’était, lui aussi, une fort belle lame du Daghestan ; mais la poignée, en ivoire vert damasquiné d’or, n’était point d’uniforme pour le prince.

D’ailleurs, poignard pour poignard, c’était ridicule.

Je pensai à ma carabine à balles explosibles.

C’était une carabine que Devisme, notre grand artiste en armes, m’avait apportée la veille de mon départ avec un revolver.

— Vous allez au Caucase, m’avait-il dit.

J’avais répondu affirmativement.

— C’est un pays d’où l’on ne revient pas sans faire le coup de fusil. Vous aimez les bonnes armes : prenez-moi cela.

Et il m’avait fait cadeau, comme je l’ai dit, d’une carabine à balles explosibles et d’un revolver.

Je pris ma carabine et je la donnai au prince en lui en expliquant le mécanisme. Il avait fort entendu parler de cette nouvelle invention, mais ne la connaissait pas.

— Bon, dit-il en examinant l’arme ; nous sommes kounacks, maintenant, comme on dit au Caucase : vous n’avez plus le droit de rien me refuser ; et comme je suis évidemment votre débiteur, vous me laisserez apurer nos comptes.

On annonça que les chevaux étaient attelés. L’hiemchick du prince restait, comme la chose était convenue, pour garder nos effets.

Nous montâmes dans la tarantasse, dont l’attelage partit au grand galop.

— Diable ! il paraît que vous êtes connu, prince.

— Je crois bien : je suis toujours sur la route de Choura à Derbent, répondit-il.

En effet, le prince était connu de tout le monde, même des petits enfants ; à Karboudakent, pendant qu’on relayait, il interpella deux ou trois de ces derniers en tatar, et en partant il leur jeta une poignée d’abasas [1].

En route, je lui racontai ce qui nous était arrivé le matin, et comment, une heure plus tôt, nous nous trouvions au milieu de la bagarre. Je lui montrai le kangiar que j’avais acheté à Iman-Gazalielf, et lui dis le regret que j’avais de ne pas avoir demandé si le fusil du chef lesguien était à vendre.

— Il est acheté, me dit-il.

— Par qui, prince ?

— Par moi, donc ; c’est l’appoint de mon kangiar, comptez dessus.

— Mais il est peut-être déjà loin.

— C’est possible, en ce cas on courra après. Je vous dis que c’est comme si vous l’aviez. Que diable ! un prince Bagration ne donne pas sa parole en l’air. Vous voyez, ajouta-t-il en riant, que nous allons assez vite pour rattraper un fusil.

— Je crois bien ; nous rattraperions la balle.

À huit heures du soir, nous rentrions à Choura, que nous avions quitté la veille à dix heures du matin.

Nous avions refait en trois heures et demie ou quatre heures le chemin que nous avions mis un jour et demi à faire.

Dix minutes après notre arrivée, le souper était servi.

Un souper à la française ! Cela nous conduisit tout droit à parler de Paris. Le prince l’avait quitté depuis deux ans seulement. Il y avait connu tout le monde.

Si l’on avait dit aux demoiselles dont nous nous entretenions qu’il était question d’elles, à cette heure, sur les bords de la mer Caspienne, au pied du Karanay, entre Derbent et Kisslarr, elles eussent été bien étonnées.

Nous couchâmes dans de vrais lits : c’était la seconde fois depuis Jelpativo.

La première fois, c’était chez le prince Dundukoff-Korsakof, à Tchiriourth.

À cinq heures du matin, on nous réveilla.

Il faisait nuit encore ; mais le ciel étincelait d’étoiles. On entendait piétiner et hennir les chevaux à la porte.

Le prince entra dans notre chambre.

— Allons, nous dit-il, une tasse de thé ou de café, à votre choix ; nous voyons se lever le soleil sur la mer Caspienne ; nous déjeunons à la forteresse d’Ichkharli, où nous arrivons avec un appétit féroce, et puis, et puis vous verrez… je ne veux pas vous ôter le plaisir de la surprise.

Nous avalâmes chacun une tasse de café et nous sortîmes. Cent hommes du régiment du prince Bagration nous attendaient à la porte.

Nous avons dit que ce régiment se composait de montagnards indigènes. Vous pourriez croire que ces montagnards indigènes sont des Lesguiens, des Tchetchens ou des Tcherkesses qui ont fait leur soumission.

Vous seriez dans l’erreur.

Les montagnards indigènes sont, comme on dit en Corse, de pauvres diables qui ont fait une peau.

  1. Monnaie tatare correspondant à nos pièces de vingt sous.