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le caucase

Lisez : qui ont troué une peau.

Lorsqu’un montagnard est sous le coup d’une vendetta, il quitte le pays et s’engage dans le régiment de Bagration. Vous comprenez comme ces gaillards-là doivent se battre : ils n’ont jamais la chance d’être faits prisonniers.

Autant d’hommes pris, autant de têtes coupées.

Je n’ai vu que les chasseurs de Kabarda qui puissent être comparés à ces échappés de l’enfer.

Nous marchâmes une demi-heure à peu près au milieu de collines boisées. Le jour se levait peu à peu. Seulement un contre-fort de la montagne nous empêchait de voir la Caspienne, qu’à trois verstes de Temir-Kan-Choura nous avions entrevue comme un grand miroir bleu ; de l’autre côté d’un pli de terrain que nous dominions, on voyait blanchir, aux premières clartés du jour, les casernes badigeonnées d’Ichkharti, que l’on pourrait prendre pour des palais de marbre blanc.

Nous franchîmes la petite vallée en faisant partir sous les pieds de nos chevaux des vols de perdreaux et de faisans.

En arrivant à Ichkharti, il était sept heures et demie du matin, nous avions fait quinze verstes.

Le colonel commandant la forteresse, prévenu la veille par Bagration, nous attendait ; le déjeuner était prêt. Cinq cents hommes qui devaient nous accompagner étaient sous les armes.

On déjeuna lestement, ce qui n’empêcha point de bien déjeuner, puis on partit ; il était neuf heures.

Jusqu’à midi nous montâmes. Trois fois les fantassins firent halte, dix minutes chaque fois, pour se reposer. Chaque fois le prince leur fit distribuer un petit verre de vodka : un baril suivait l’expédition, porté par un cheval.

Depuis huit ou dix verstes les bois avaient disparu, pour faire place à des collines gazonneuses qui se succédaient les unes aux autres sans interruption et sans fin. En arrivant au sommet de chacune, on croyait arriver au dernier sommet ; on se trompait : une côte nouvelle se présentait, qu’il fallait escalader comme les autres.

Cependant, jusqu’aux ruines d’un immense village détruit en 1842 par les Russes, nous avions suivi un sentier à peu près frayé. À peine s’il restait un ou deux pans de murs par maison ; un minaret à moitié ruiné s’offrait sous un aspect des plus pittoresques.

À partir de là, plus de sentier, mais cette même succession de collines.

Enfin, nous arrivâmes à la dernière. Là, par un mouvement machinal, chacun tira son cheval en arrière. La terre semblait manquer sous les pieds. Le roc était coupé à pic, à sept mille pieds de hauteur.

Je sautai à bas de mon cheval. Accessible au vertige comme je le suis, j’avais besoin de sentir la terre sous mes pas.

Ce ne fut pas assez, je me couchai à plat ventre et mis mes mains sur mes yeux.

Il faut avoir éprouvé cette inexplicable folie du vertige pour avoir une idée de ce que l’on souffre quand on en est pris. Le frissonnement nerveux qui m’agitait semblait se communiquer à la terre, je la sentais vivre, remuer, palpiter sous moi : c’était mon cœur qui battait.

Enfin, je relevai la tête. Il me fallut un violent effort sur moi-même pour regarder dans le gouffre.

D’abord les détails m’échappèrent. Je ne vis qu’une vallée s’étendant à perte de vue, au fond de laquelle deux filets d’argent serpentaient.

Cette vallée, c’était l’Avarie tout entière ; ces deux filets d’argent, c’était le Koassou d’Andi et le Koassou d’Avarie, dont la réunion forme le Soulak.

Sous nos pieds, sur la rive droite du Koassou d’Avarie, on apercevait comme un point Guimry, lieu de naissance de Chamyll, avec ses magnifiques vergers, dont une seule fois les Russes ont mangé le fruit. Ce fut en défendant ce village que Kasi-Moullah fut tué, et que pour la première fois Chamyll apparut.

De l’autre côté du Koassou d’Avarie, sur un plateau assez élevé, vient pour ainsi dire au-devant de vous le village d’Ounzoukoun, dont chaque maison est fortifiée et qui est entouré d’une muraille de pierre.

À l’horizon, les ruines d’Akhulgo sont visibles encore, quoique le village soit complétement abandonné.

C’est dans ce village que fut pris le jeune Djemal-Eddin dont nous raconterons l’histoire, laquelle entraînera avec elle celle de l’enlèvement des princesses géorgiennes.

À gauche, à peine visible, s’élève le village de Kuntzhack.

Au delà, au fond d’une vallée, à la source du Koassou d’Avarie, apparaît un point presque imperceptible : c’est le village de Kabada, où se retirera, selon toute probabilité, Chamyll, s’il est forcé dans Véden.

À droite de Kabada, et en suivant le Kaossou d’Andi, on voit à travers une étroite ouverture une gorge bleuâtre où tous les objets se confondent dans la vapeur. C’est le pays des Touschines, peuplade chrétienne alliée à la Russie et en guerre éternelle avec Chamyll.

Quelques fumées qui montent ça et là indiquent des villages invisibles, et dont je demandai inutilement les noms.

Nulle part, comme du sommet du Karanay, on ne peut voir ce prodigieux bouleversement, cette dévastation inouïe que présente la chaîne du Caucase. Aucun pays du monde n’a été plus tourmenté par des soulèvements volcaniques que le Daghestan. Les montagnes semblent, comme les hommes, déchirées par une lutte incessante et acharnée.

Une vieille légende raconte que le diable venait éternellement tourmenter un brave homme d’ermite fort aimé de Dieu et qui demeurait sur la plus haute montagne du Caucase, à une époque où le Caucase présentait une suite de montagnes fertiles, gazonneuses, accessibles. L’ermite demanda à Dieu la permission de faire, une fois pour toutes, repentir Satan de ses obsessions.

Dieu la lui accorda, sans lui demander de quelle façon il comptait s’y prendre pour arriver à son but.

L’ermite fit rougir à blanc ses pincettes, et quand le diable passa, comme il avait l’habitude de le faire, sa tête à travers la porte, le saint homme invoqua le nom du Seigneur et saisit le nez de Satan avec les tenailles brûlantes.

Satan éprouva une telle douleur qu’il se mit à danser tout éperdu sur la montagne, en fouettant le Caucase de sa queue depuis Anapa jusqu’à Bakou.

Chaque fouettement de la queue de Satan creusa ces vallées, ces gorges, ces ravins qui se croisent d’une façon tellement multiple et insensée, que ce qu’il y a de plus raisonnable