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le caucase

encore, c’est de se ranger au parti de la légende et de leur attribuer cette cause.

Nous restâmes une heure à peu près au sommet du Karanay. J’avais fini par m’habituer peu à peu à cette splendide horreur, et j’avouai, avec Bagration, que ni du haut de Faullorn, ni du haut du Righi, ni du haut de l’Etna, ni du haut du pic de Gavarni, je n’avais rien vu de pareil.

Et cependant, je l’avoue, j’éprouvai un indicible sentiment de bien-être quand je tournai le dos à ce magnifique précipice.

Mais auparavant on nous ménageait une dernière surprise : nos cinq cents fantassins, avec la précision russe, firent une décharge de leurs cinq cents fusils. Jamais orage, jamais tonnerre, jamais volcan ne roula des abîmes du ciel aux profondeurs de la terre un plus effroyable fracas.

On m’amena, bien malgré moi, plus près que je n’avais encore été de l’abîme. Je pus voir, à sept mille pieds au-dessous de moi, les habitants de Guimry, c’est-à-dire des fourmis que l’on m’assura être des créatures humaines, sortir de leurs maisons tout effarés.

Ils avaient dû croire que le Karanay s’abîmait sur eux.

Ce fut le signal de notre départ.

La descente commença. Par bonheur, elle était assez facile pour n’être qu’une jouissance du commencement à la fin.

Cette jouissance, c’était la conscience que chaque pas de mon cheval mettait un mètre de plus de distance entre moi et le sommet du Karanay.

Quand je dis chaque pas de mon cheval, je me trompe, car nous descendîmes jusqu’au village ruiné en tenant nos chevaux par la bride, et ce n’est qu’au delà et sur une pente plus douce que nous nous hasardâmes à nous remettre en selle.

Nous dînâmes à la forteresse d’Ichkharti, et nous eussions pu, à la rigueur, aller coucher à Bouinaky, mais nous étions assez fatigués pour faire de nous-mêmes au prince Bagration la proposition de ne partir que le lendemain matin.

Pendant que nous prenions le thé, je reçus l’invitation de passer dans ma chambre, où, me disait-on, se trouvait quelqu’un qui avait affaire avec moi.

Ce quelqu’un était le tailleur du régiment, qui venait me prendre mesure d’un costume complet d’officier.

J’étais élu à l’unanimité par les soldats, et sur la proposition du colonel, reçu membre honoraire du régiment des montagnards indigènes.

La musique joua toute la soirée pour célébrer ma réception dans le régiment.

CHAPITRE XVII.

Derbent porte de fer.

Nous partîmes au point du jour. Le temps était redevenu superbe ; la neige et la gelée avaient disparu, et l’on nous prévenait que nous rencontrerions l’été sur la route de Derbent.

Nous repassâmes par Hylly. Le prince échangea quelques mots en tatar avec le chef de nos miliciens Iman-Gazalieff, et parut satisfait de sa réponse. Je ne doutais pas qu’il ne fût question de mon fusil, aussi je ne soufflai pas le mot.

À Karabourdakent nous nous arrêtâmes pour déjeuner. La tarantasse était bourrée de provisions. Moynet fit trois dessins.

Nous étions dans le pays du pittoresque. Il eût fallu s’arrêter à chaque pas ; il eût fallu tout prendre.

À Bouinaky, nous retrouvâmes nos voitures et le domestique du prince. Je restai avec Bagration dans sa tarantasse ; Moynet et Kalino s’installèrent dans la mienne ; en cinq minutes les chevaux furent attelés. On partit.

À deux cents pas de l’aoul, nous fîmes lever une compagnie de perdrix qui alla se remettre à cinquante pas de l’endroit où elle avait pris son vol.

Nous arrêtâmes les tarantasses et nous mîmes à leur poursuite.

J’en tuai une. La bande s’enleva par-dessus une petite colline qui nous interceptait la vue. Je la suivis.

En arrivant au sommet de la colline, j’oubliai mes perdrix ; j’étais en face de la mer Caspienne.

Elle était d’un bleu saphir ; pas une ride ne courait à sa surface. Seulement, comme la steppe dont elle semblait la continuation, c’était le désert.

Rien n’était plus majestueusement triste que cette mer d’Hyrcanie, comme l’appelaient les anciens, mer presque fabuleuse avant Hérodote, dont Hérodote le premier fixe l’étendue et les limites, et qui n’est pas beaucoup plus connue aujourd’hui que du temps d’Hérodote.

Mer mystérieuse qui reçoit tous les fleuves du nord, de l’occident et du sud, qui de l’est ne reçoit que du sable, qui engloutit tout, ne rejette rien, s’écoule sans qu’on sache par quelle route souterraine se perd sans eau, qui se comble peu à peu, et qui finira un jour par être un grand lac de sable, ou tout au moins un de ces marais salés comme nous en avions rencontré dans les steppes Kirghises et Nogaïs.

Au reste, par la disposition du sol, par le tracé de la route, il était évident que nous n’allions plus la perdre de vue jusqu’à Derbent.

Nous descendîmes de notre colline, nous remontâmes dans nos tarantasses, qui franchirent un dernier pli de terrain et qui se retrouvèrent dans les steppes.

Là disparaissaient ces montées impossibles, ces descentes folles, auxquelles ne font pas même attention les hiemchicks du Caucase, et qu’ils montent et descendent au grand galop, sans s’apercevoir qu’entre la montée et la descente passe un fleuve.

Il est vrai que pendant six mois de l’année le fleuve n’est pas chez lui, mais il laisse, pour le représenter, ses cailloux, sur lesquels les voitures dansent avec des bondissements dont on n’a pas idée en France, mais qu’on doit prévoir lorsqu’on examine la construction des tarantasses.

C’est le symbole de la lutte de l’homme contre l’impossible.

Eh bien, l’homme terrasse l’impossible, il arrive : il est vrai, que toujours l’homme est moulu, que souvent la tarantasse est brisée ; mais qu’importe, du moment où le chemin est fait, l’espace franchi, le but est atteint.

Notre but, pour cette fois, était Karakent.

Nous y arrivâmes vers quatre heures de l’après-midi. On tira des provisions de la tarantasse et l’on dîna. En voyage, dans ces sortes de voyages surtout, le dîner devient une grande affaire.

Il est vrai que la plupart du temps c’est une affaire manquée.

Je ne saurais trop le dire et le redire à ceux qui feront le voyage