Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/76

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
72
le caucase

— Pardieu ! c’est Derbent.

C’était Derbent, en effet, c’est-à-dire une immense muraille pélasgique qui nous barrait le passage en s’étendant du haut de la montagne jusqu’à la mer.

Devant nous seulement une porte massive, appartenant comme forme à cette puissante architecture orientale destinée à braver les siècles, s’ouvrait et semblait aspirer à elle et avaler le chemin.

Près de cette porte s’élevait une fontaine qui paraissait bâtie par les Pélasges, et à laquelle des femmes tatares, avec leurs longs voiles à carreaux de couleurs vives venaient puiser de l’eau.

Des hommes armés jusqu’aux dents étaient appuyés à la muraille, immobiles et graves comme des statues.

Ils ne parlaient pas entre eux ; ils ne regardaient pas les femmes qui passaient devant eux : ils rêvaient.

De l’autre côté de la route, il y avait un de ces murs ruinés comme il y en a toujours près des portes et des fontaines des villes d’Orient, et qui ont l’air d’être là pour l’effet.

Dans l’intérieur du mur, là où avait sans doute été autrefois une maison, poussaient des arbres énormes, chênes et noyers.

Nous fîmes arrêter les voitures.

C’est si rare de trouver une ville qui réponde à l’idée qu’on s’est faite d’elle d’après son nom, d’après sa naissance, d’après les événements qu’elle a vus s’accomplir !

Mais Derbent, c’était bien cela, c’était bien la ville, non pas aux portes de fer, mais la ville porte de fer elle-même ; c’était bien la grande muraille destinée à séparer l’Asie de l’Europe et à arrêter contre son granit et son airain les invasions des Scythes, cette terreur du vieux monde, aux yeux duquel ils représentaient la barbarie vivante et dont le nom était emprunté au sifflement de leurs flèches.

Nous nous décidâmes enfin à entrer dans la ville.

C’était bien la ville frontière, la ville limite, la ville placée entre l’Europe et l’Asie, et qui est à la fois européenne et asiatique.

Au haut, la mosquée, les bazars, les maisons à toits plats, les rampes escarpées conduisant à la forteresse.

Au bas, les maisons à toits verts, les casernes, les droskys, les charrettes.

Seulement fourmillait dans les rues le mélange des costumes persans, tatars, tcherkesses, arméniens, géorgiens.

Puis, au milieu de tout cela, lente, froide, glacée, blanche comme un spectre dans son linceul, la femme arménienne avec son long voile drapé comme les plis de la vestale antique.

Ah ! c’était beau, très-beau ! Mon pauvre Louis Boulanger, mon cher Giraud, où étiez-vous !

Nous étions deux à vous appeler : Moynet et moi.

Les voitures s’arrêtèrent devant la maison du gouverneur, le général Acceiff ; il était à Tiflis ; mais les domestiques attendaient sur le perron, mais le dîner était servi ; Bagration avait étendu son bâton de magicien de Temir-Kan-Choura à Derbent, et tout était prêt.

Nous mangeâmes aussi vivement que possible ; nous voulions profiter des derniers rayons du jour pour descendre jusqu’à la mer, dont nous n’étions qu’à deux ou trois cents pas.

Bagration se chargea d’être notre cicerone. Derbent, c’est sa ville, ou plutôt son royaume ; tout le monde le connaissait, le saluait, lui souriait ; on le sentait aimé de toute cette population comme est aimée, quelle qu’elle soit, la chose prodigue et bienfaisante…

Comme on aime la fontaine qui répand son eau ; comme on aime l’arbre qui secoue ses fruits, qui épanche son ombre.

C’est incroyable comme il est facile d’être bon quand on est fort.

La première chose qui nous frappa fut une petite baraque en terre ; elle était défendue par deux canons, entourée d’une chaîne, et sur deux piliers de pierre elle portait le double millésime 1722 et 1848, avec cette inscription :

Pervoé Otdohnové nié velikago Petra.

Ce qui signifie :

Le premier repos de Pierre le Grand.

Ce fut en 1722 que Pierre visita Derbent ; ce fut en 1818 que l’on mit cette barrière autour de la cabane qu’il avait habitée.

Un troisième canon la défend du côté de la mer.

Ces canons ont été amenés par lui ; ils avaient été fondus par lui à Voronége sur le Don ; ils portent la date de 1715.

Un des trois, celui qui est placé derrière la petite cabane, est resté monté sur un affût du temps.

C’est encore une des stations de cet homme de génie, consacrée par la reconnaissance des peuples. Les Russes ont cela d’admirable que cent cinquante ans écoulés depuis la mort de Pierre n’ont rien enlevé à la vénération qu’ils portent à sa mémoire.

Son désespoir était de trouver une mer, un littoral et pas de port.

Derbent n’a pas même de rade ; on aborde par un canal de quinze pieds de large. Excepté dans cette ouverture, la mer brise partout sur des rochers.

Souvent, quand elle est un peu grosse, les hommes sont obligés de se jeter à l’eau pour diriger leur barque à travers cette étroite passe ; cette eau monte seulement jusqu’au-dessus de la ceinture.

Une espèce de jetée, que la mer inonde au moindre mouvement de ses vagues, s’étend à une cinquantaine de pas en mer. Elle sert à s’embarquer en dehors de cette ligne de brisants.

Le mur qui défend la ville du côté du midi s’étend le long de cette jetée, qu’il abandonne bientôt, la laissant se projeter seule dans la mer. Seulement, pour qu’il offre moins de résistance aux vagues, il est ouvert à sa base comme par d’énormes meurtrières ; par ces meurtrières l’eau, dans les gros temps, peut entrer et sortir ; nous ne parlons pas du flux et du reflux, la Caspienne n’ayant pas de marée.

Du rivage de la mer on voit admirablement toute la ville, qui s’étend devant soi en amphithéâtre. C’est une cascade de maisons qui descend du haut de la première chaîne de collines jusqu’à la plage. Seulement, au fur et à mesure que ces maisons descendent elles s’européanisent.