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le caucase

CHAPITRE XVIII.

Oline Nestersoff.

Avec le jour nous fûmes sur pied. Ne soyons cependant pas ingrat envers les lits du gouverneur de Derbent, et constatons que pour la troisième fois, à Derbent, nous couchâmes sur quelque chose qui ressemblait à un matelas, et dans des serviettes qui ressemblaient à des draps.

L’hospitalité russe avait devancé notre réveil ; une calèche, probablement attelée dès la veille au soir, nous attendait à la porte.

Il faut répéter à chaque instant, et on ne le répétera jamais assez, que nul peuple ne comprend comme le peuple russe toutes les délicatesses de l’hospitalité.

Outre ses rues secondaires, Derbent, comme les églises latines, est coupé en croix par deux grandes artères, l’une longitudinale, l’autre transversale.

L’artère longitudinale va de la mer à la ville persane et tatare ; seulement elle est forcée de s’arrêter au bazar, les difficultés du terrain l’empêchant de monter plus haut.

L’artère transversale va de la porte du midi à la porte du nord, ou, si l’on aime mieux cette seconde désignation, de la porte du lion à la porte de la fontaine.

Les deux côtés de la rue ascendante sont garnis de boutiques presque toutes de chaudronniers et de forgerons. Au fond de chacune de ces boutiques était creusée une niche, et dans cette niche, avec l’immobile gravité qui caractérise son espèce, était perché un épervier.

Avec cet épervier, chaque jour de fête ou de repos, le forgeron ou le chaudronnier se donne, comme un grand seigneur, la satisfaction d’une chasse aux alouettes ou aux petits oiseaux.

Après avoir visité le bazar, nous gagnâmes la mosquée. Le moullah nous attendait pour nous la faire visiter. Je voulais, selon l’usage oriental, ôter mes bottes, mais il ne le permit point ; on se contenta de relever les tapis sacrés et de nous faire marcher sur le carreau.

En sortant de la mosquée, une espère de cippe funéraire frappa ma vue. Je demandai ce que c’était ; il me semblait que cette colonne devait se rattacher à quelque légende.

Je ne me trompais pas, ou plutôt je me trompais ; ce n’était pas une légende, c’était une histoire.

Il y a à peu près cent trente ans, lorsque Derbent, ville persane, était sous la domination de Nadir-Schah, les habitants se révoltèrent contre un gouverneur très-doux et très-pacifique que le hasard leur avait donné, et le chassèrent de leurs murs.

Nadir-Schah n’était pas homme à se laisser fermer, à lui maître de l’Asie, la porte de l’Europe ; il envoya pour remplacer le gouverneur pacifique le plus féroce de ses favoris, en lui recommandant de reprendre la ville à quelque prix que ce fût, lui laissant le choix de la vengeance qu’il devait tirer des habitants.

Le nouveau khan s’achemina vers Derbent, força ses portes et reprit la ville.

Le lendemain de sa rentrée en possession, le khan donna l’ordre à tous les fidèles de se rendre à la mosquée.

Les bons musulmans s’y rendirent, les mauvais restèrent chez eux.

À chacun de ceux qui se rendirent à son ordre il fit, à leur entrée dans la mosquée, arracher un œil.

Quant à ceux qui étaient restés à la maison, on leur arracha les deux.

On pesa les yeux de tous ces borgnes et de tous ces aveugles ; il y en avait, mesure persane, sept batmann ; mesure russe, trois pouds et demi ; mesure française, cent dix livres.

Tous ces yeux sont enterrés sous la colonne qui s’élève en face de la porte, entre les deux platanes.

J’étais en train d’écouter cette histoire, qui ressemblait assez à un conte de la sultane Scheherazade, lorsque je vis s’avancer vers moi une troupe d’une vingtaine de Persans, conduits par un vingt et unième qui paraissait leur chef.

J’étais loin de me croire l’objet de leur recherche, mais au bout d’un instant il ne me fut plus permis de conserver aucun doute à ce sujet.

C’était bien à moi qu’ils en voulaient.

— Qu’est-ce que cela, mon cher prince ? demandai-je à Bagration.

— Mais, me répondit-il, cela m’a tout l’air d’une députation.

— Croyez-vous qu’on ne vienne pas pour m’arracher un œil ? Je ne tiens pas du tout à être roi du royaume des aveugles.

— Je ne crois pas que vous ayez rien à craindre de pareil ; d’ailleurs, nous serions là pour vous défendre : on n’arrache pas comme cela les yeux à un membre honoraire du régiment des montagnards indigènes. En tout cas, je connais le chef de la députation ; c’est un très-brave homme, fils de celui qui a présenté les clefs de la ville à l’empereur de Russie, et que l’on nomme Kavous-Beg-Ali-Bend. Je vais m’informer à lui de ce qu’il vous veut.

Il alla à Kavous-Beg-Ali-Bend et lui demanda ce qu’il voulait.

— C’est bien simple ; me dit-il en revenant : ce brave homme, qui parle russe, a lu vos livres traduits en russe ; il les a racontés, — vous savez comme les Persans sont conteurs, — il les a racontés à ses compagnons, et les gens que vous voyez là sont autant d’admirateurs des Mousquetaires, de la Reine Margot et de Monte-Cristo.

— Écoutez, mon cher prince, lui dis-je, je ne suis pas venu de Paris à Derbent pour qu’on me fasse poser ; dites-moi franchement ce que me veulent ces gens.

— Je vous l’ai dit ; parole d’honneur ; n’ayez pas l’air d’en douter, vous leur feriez beaucoup de peine ; les voilà, prenez un air grave et écoutez.

En effet, le chef de la députation s’approcha de moi, posa la main sur son cœur et me tint le discours suivant en idiome moscovite :

« Illustre voyageur ! »

On me traduisit cet exorde. Je m’inclinai le plus gravement que je pus. Kavous-Beg reprit :

« Illustre voyageur !

» Votre nom nous est bien connu par vos œuvres traduites