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le caucase

tagne et nommé Mstaguy ; après quoi nous reprîmes la route de Derbent, ne nous arrêtant que pour jeter un regard sur les tours de la ville historique de Kamack, située sur un des rochers les plus élevés des environs de Derbent.

» La ville a disparu ; les siècles, en passant et en la foulant aux pieds, en ont fait de la poussière. Son ancienne gloire est remplacée par une renommée toute différente. Kamackly, — dans le langage du pays, veut dire un habitant de Kamack, — Kamackly est aujourd’hui synonyme de fou ; et en effet on assure que parmi les Kamacklys modernes, comme parmi les Abdéritains antiques, on n’a jamais pu trouver un seul homme d’esprit.

» Maintenant, comment se prolongeait la muraille ? de quel côté se dirigeait-elle ? jusqu’où allait-elle ? s’étendait-elle bien au delà des restes que l’on trouve encore aujourd’hui ? Voilà une question qui, selon toute probabilité, restera éternellement obscure. Les nouvelles que l’on envoyait d’une mer à l’autre ne mettaient que six heures à faire le trajet, me disait un Tatar de notre escorte.

» Existait-il autrefois des moyens de communication que nous ne connaissons plus aujourd’hui [1] ?

» En tout cas elle existait, cette preuve de l’énorme puissance des anciens peuples ou plutôt des anciens souverains, et sa grandeur nous étonne aujourd’hui, nous autres pygmées modernes et par la pensée et par l’exécution.

» Quelle devait être, je vous le demande, la population du vieux Caucase ? Si les pauvres granits de la Scandinavie ont été appelés la fabrique des nations, le Caucase mérite certes le titre de berceau du genre humain.

» Sur ses montagnes ont vu le jour les premiers-nés de l’univers ; ses cavernes étaient peuplées d’habitants qui descendaient des montagnes dans les vallées au fur et à mesure que les eaux de la mer universelle se retiraient, et qui, enfin, lorsque ses dernières vagues eurent disparu, se répandirent de là sur la surface virginale de la terre.

» Jusqu’à ce moment la chaîne caucasique était un groupe d’îles dont les sommets s’élevaient au-dessus de l’océan primitif, c’est pourquoi les Kabardiens, la plus vieille famille des montagnards du Caucase, s’appellent encore aujourd’hui Adigués, ce qui veut dire dans leur langue, habitants des îles [2].

» Maintenant, un dernier mot sur cette muraille qui vous vaut cette longue lettre, mon cher colonel.

» Elle a été bâtie, nous n’en disconvenons pas, par les rois de Perse et de Médie ; mais à côté du pouvoir qui ordonnait, il fallait l’agent qui exécutât.

» Cet agent ne pouvait être qu’un peuple ou une armée.

» Si c’était une armée, il fallait la nourrir, et il n’est point probable qu’une armée ait exécuté ce long travail en recevant ses vivres de la Perse.

» N’est-il pas plus simple de penser que le Caucase était énormément peuplé à cette époque, et que cette bâtisse gigantesque est l’œuvre des indigènes dirigés par une volonté étrangère, soit, soutenus par l’argent étranger ?

» Cette opinion, que je hasarde, a donc, à mon avis, un semblant de vérité.

» Mais qu’est-ce que le semblant de la vérité, quand nous ne savons pas ce qu’est la vérité elle-même ?

» Dixi.

» Bestucheff Marlinsky. »

Vingt-six ans après l’illustre proscrit, nous avons fait la même course qu’il avait faite. Seulement, nous l’avons étendue sept verstes plus loin.

Nous avons visité comme lui la caverne des Dives, comme lui la grotte des Saintes-Mamelles ; comme lui nous avons reconnu les réservoirs souterrains auxquels les garnisons des tours puisaient leur eau.

Enfin, en relisant sa description, nous l’avons trouvée d’une telle exactitude, que nous l’avons substituée à la nôtre, sûr que le lecteur n’y perdrait rien.

Et maintenant que sa poussière est allée rejoindre celle des Iskender, des Chosroès et des Nouchirvan, en sait-il plus sur la grande muraille qu’il n’en savait de son vivant ?

Ou son âme n’a-t-elle eu d’autre préoccupation que de répondre à cette interrogation du Seigneur :

— Qu’as-tu fait de ta sœur Oline Nesterzoff ?

Espérons que là-haut, comme ici-bas, la douce créature avait prié pour lui.

CHAPITRE XX.

Le caravansérail de Schah-Abbas.

Il fallut se quitter ; c’est l’heure triste des voyages. Depuis quatre jours nous voyagions avec Bagration, nous ne nous séparions pas pendant une heure de la journée ; il était tout pour nous : notre cicerone, notre interprète, notre hôte. Il savait le prix de tout, le nom de tout ; en passant devant un faucon, il jugeait de sa race ; en regardant un poignard, il appréciait sa trempe ; à chaque désir exprimé il se contentait de répondre : « C’est bien, ce sera fait. » De sorte que devant lui on n’osait plus exprimer de désir ; c’était le type, enfin, du prince géorgien, brave, hospitalier, prodigue, poétique et beau.

Au moment de partir, j’avais voulu, comme d’habitude, faire quelques provisions ; mais Bagration avait répondu : — Vous avez dans votre tarantasse un poulet, des faisans, des œufs durs, du pain, du vin, du sel et du poivre ; et en outre, votre déjeuner et votre dîner sont commandés tout le long de la route jusqu’à Bakou.

— Et à Bakou ? demandai-je en riant, ne présumant pas que la prévoyance allât plus loin que Bakou.

— À Bakou vous logez chez M. Pigoulewsky, chef de district. Vous y trouvez un homme charmant, une femme charmante, une fille adorable.

— Je n’ose pas vous demander après ?

  1. Cette lettre, qui porte la date de 1832, est antérieure à l’invention du télégraphe électrique.
  2. On se rappelle que nous avons dit la même chose dans les premières pages de ce livre.