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le caucase

Après la troisième station, nous arrivâmes au bord du Samour.

Ce terrible torrent, — nous ne voudrions pas lui faire l’honneur de l’appeler un fleuve, — qui prend un développement gigantesque au mois de mai, et qui couvre, sur huit ou dix pieds de profondeur, une demi-verste de terrain, en était réduit à la largeur d’un ruisseau ordinaire ; ce qui ne l’empêchait pas de faire beaucoup de bruit et d’embarras. Nous le coupâmes insolemment en deux avec notre tarantasse et notre télègue. Il bouillonna, rugit, essaya d’escalader nos voitures, mais n’y put réussir.

Nous montâmes au grand galop, et à triple renfort de coups de fouet, sa rive, qui représente un talus de vingt à vingt-cinq pieds à peu près à pic. Nous avons déjà dit que c’était au Caucase la recette pour franchir les difficultés du terrain.

Si les chevaux s’abattaient en descendant, on serait tué.

Si les chevaux reculaient en montant, on serait tué.

Mais les chevaux ne s’abattent pas, mais les chevaux ne reculent pas, de sorte que l’on n’est pas tué.

— Mais quand on le serai ? — Bah ! la vie d’un homme est si peu de chose en Orient ; c’est, comme on me le disait à Constantinople, la marchandise qui coûte le moins cher.

Vers le soir nous arrivâmes à Kouba. Il était déjà nuit sombre lorsque nous entrâmes dans le village juif qui sert de faubourg à la ville.

Ces juifs sont plutôt, chose rare, des cultivateurs que des commerçants. Ils viennent, comme les Juifs guerriers du Lezistan, de la grande proscription de Sennachérib. Leur faubourg conduit à un pont jeté sur un torrent, la Koudioultchay, que Kouba domine de plus de cent pieds.

Cette montée sans parapet, et à laquelle la nuit donnait un aspect fantastique, était des plus effrayantes.

Nous passâmes par une porte étroite et nous entrâmes à Kouba.

Nous crûmes entrer dans un lac dont les maisons formaient les îles : les rues ne ressemblaient pas mal aux canaux de Venise.

Notre tarantasse y enfonça jusqu’aux moyeux.

Décidément j’aimais mieux le Samour, avec toute sa colère et tout son tapage : au moins voyait-on à travers son eau, pure comme le cristal, les cailloux qu’il roulait.

Notre chef d’escorte nous conduisit droit à notre logement, où un souper nous était préparé.

Le khanat de Kouba était un des plus importants du Daghestan. Il renferme à peu près dix mille familles, qui font de soixante à soixante-cinq mille âmes.

La ville elle-même compte une population de mille familles, cinq mille habitants à peu près.

Au reste Kouba, la ville du moins, a la plus mauvaise réputation du monde à l’endroit de l’air qu’on y respire. C’est la Terracine de la mer Caspienne. Ce serait une condamnation à mort pour des soldats russes que d’être trois ans en garnison à Kouba : les cadavres présentent presque tous, à l’autopsie, des foies et des poumons gangrenés : ce qui prouve qu’ils meurent d’empoisonnement paludéens.

Il y a une chose bizarre et qui échappe à toutes les conjectures scientifiques : c’est que les juifs qui habitent la vallée, et qui devraient, par conséquent, être en plus mauvais air que les Koubachis qui habitent la montagne, ne connaissent pas les fièvres dont meurent leurs voisins de la rive droite de la Koudioutchay.

Le grand commerce de Kouba consiste en tapis tissés par les femmes, et en poignards fabriqués par des armuriers qui rivalisent de réputation. Je voulais acheter un ou deux de ces poignards, mais les libéralités du prince Bagration et du prince Ali-Sultan m’avaient rendu difficile, et je n’en trouvais pas d’assez beaux ou d’assez historiques pour les joindre à ma collection.

De Kouba on aperçoit plusieurs des plus hauts sommets du Caucase, et entre autres celui du Chakh-Dague, ce géant neigeux de la tradition que m’avait recommandé le prince Bagration.

À huit heures du matin les chevaux étaient attelés, l’escorte prête ; le chef du district, M. Khlziowsky, nous avait fait les honneurs d’un excellent logement, et ne se crut quitte avec nous que lorsqu’il nous eut bouclés dans notre tarantasse.

Une petite fille qui, comme la Galatée de Virgile, ne se cachait que pour être vue, nous accompagna pendant plus de cinquante pas en courant de toit en toit.

Les toits de Kouba remplacent les rues des autres villes. Sur les toits seulement on peut marcher à peu près à pied sec.

En sortant de Kouba nous retrouvâmes une suite de montagnes russes, qu’il nous fallut descendre et monter avec les accompagnements ordinaires de cris et de coups de fouet. Au nombre de ces montées et de ces descentes étaient comprises trois rivières : Kara-tchay, la rivière noire ; Akh-tchay, la rivière blanche : et la troisième, Velvélé, la rivière du bruit.

À mesure que nous avancions, l’immense cap de l’Apcheron se prolongeait à notre droite ; à chaque verste nous croyions en voir l’extrémité, et toujours un cap plus étendu succédait à celui que nous venions de franchir. Au reste, le temps était magnifique, l’atmosphère d’une douceur tout estivale, les feuilles, au fur et à mesure que nous avancions, semblaient repousser sur les arbres.

Nous arrivâmes à la nuit à la station de Soumguaïd. À cinq cents pas de nous on entendait les lamentations de la mer Caspienne, que nous avions perdue de vue depuis quelque temps. Je montai sur une espèce de falaise de sable pour la voir à la clarté des étoiles.

De la mer, qui était calme comme un miroir, mes yeux se reportèrent sur la steppe qui s’étendait entre nous et la pointe de l’Apcheron. À deux ou trois verstes de la station, cinq ou six feux étaient allumés et indiquaient un campement tatar.

Je redescendis vivement de ma falaise et courus à la poste. Les chevaux n’étaient pas encore dételés. Je proposai à Moynet et à Kalino de faire deux verstes de plus et de profiter de cette belle nuit pour coucher encore une fois sous notre tente, qui nous était devenue inutile depuis notre excursion aux lacs salés des Kirghis, et voir à notre aise un campement tatar.

La proposition fut acceptée. On proposa au hiemchick un rouble de pourboire, deuxième proposition qui fut acceptée avec encore plus d’enthousiasme que la première. On fit main basse sur le souper, que l’on chargea sur la télègue, on remonta dans la tarantasse et l’on partit, accompagné d’un Tatar qui devait nous servir d’interprète avec les nouvelles connaissances que nous allions faire.