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le caucase

Ce Tatar n’était autre que celui qui nous avait été donné à Derbent pour veiller à ce que nous ne manquassions de rien. Il faut dire que si la mission était importante, il s’en acquittait consciencieusement.

Toute la journée il galopait en tête de l’escorte ; à trois verstes de la station où nous devions nous arrêter, il doublait le galop et disparaissait, puis nous le retrouvions à la porte de cette station pour nous dire que nous étions servis. Puis il disparaissait de nouveau, et nous ne le voyions que le lendemain, à cheval et de nouveau en tête de l’escorte.

Où et comment avait-il soupé ? où et comment s’était-il couché ? c’était un mystère dont nous n’avions pas à nous occuper.

Comme les diables de nos surprises, il ne reparaissait que quand on levait le couvercle.

Nous partîmes, et dix minutes après nous avions à notre droite le campement tatar.

Il était établi autour des ruines d’un grand bâtiment, dont la lune doublait encore les proportions, et qui s’élevait au milieu du désert.

Nous nous informâmes du bâtiment d’abord et avant tout. On nous répondit que c’était un des caravansérails laissés par Schah-Abbas derrière lui après sa conquête.

Ces ruines se composaient d’un grand mur flanqué de tours qui, en s’écroulant sur elles-mêmes et en se comblant intérieurement de leurs propres débris, avaient formé des terrasses.

À la lueur de la flamme tremblante des campements on pouvait distinguer sur ce grand mur des espèces de figures hiéroglyphiques creusées dans la pierre, et qui avaient dû servir d’ornement architectural.

Outre ce grand mur et les tours, il restait trois voûtes dont les ouvertures cintrées se trouvaient presque à fleur de terre ; on y descendait par une pente couverte de débris, et quelques Tatars éclairés par des feux de branches sèches y avaient établi leur domicile.

Notre arrivée avait été depuis longtemps signalée par les aboiements des chiens ; depuis l’aoul de Hunter-Kale, Moynet était complétement brouillé avec ces quadrupèdes, si improprement appelés amis de l’homme. Aussi ne descendîmes-nous de la tarantasse que quand, sur l’invitation de notre Tatar, qui nous signalait comme des amis, ses compatriotes du campement eurent appelé à eux et calmé leurs chiens.

Une fois sur la grande route, bien armés cette fois chacun de notre fusil et de notre kangiar, ce qui du reste était parfaitement inutile, nous fûmes demander aux Tatars deux choses :

La première, de camper auprès d’eux.

Ce à quoi ils répondirent que nous étions les maîtres de nous placer où nous voudrions, et que la steppe appartenait à tout le monde.

La seconde, de les visiter à leur campement.

Ce à quoi ils répondirent que nous serions les bienvenus.

Pendant que quatre Cosaques déchargeaient notre tente de dessus la télègue et la dressaient de l’autre côté de la route, près d’un puits desséché, dont la pierre était ornée des mêmes figures que nous avions déjà remarquées aux murs du caravansérail, nous nous avançâmes vers le campement le plus rapproché de nous, c’est-à-dire de celui qui était adossé aux restes du grand mur.

Il paraissait d’ailleurs le campement principal.

Ceux qui le composaient étaient assis en rond sur les ballots qu’ils transportaient, et qui étaient de la farine venant de Bakou et destinée à l’armée du Caucase. Ils s’occupaient à faire le pain du souper.

C’était une opération vite faite ; ils coupaient à un immense morceau de pâte fraîche un morceau de la grosseur du poing, le plaçaient sur une espèce de tambour de fer chauffé par des charbons, l’étendaient sur ce tambour avec un rouleau de bois, comme font nos cuisinières quand elles exécutent une galette ou un flan, le laissaient cuire d’un côté, le retournaient pour qu’il cuisît de l’autre, et se le passaient tout chaud.

Ces galettes avaient la forme et le croustillant de ces pains d’épices nommés croquets, que l’on vend à nos fêtes de village.

À notre approche, celui qui paraissait le personnage principal du cercle, vers lequel nous nous avancions, se leva et vint au-devant de nous, nous présentant un pain et un morceau de sel gemme, symbole de l’hospitalité qu’ils nous offraient.

Nous prîmes le pain et le sel, et nous assîmes autour du foyer sur les sacs de farine.

Alors, comme on pensa sans doute que l’hospitalité du pain et du sel était insuffisante, un des hommes démasqua un quartier de cheval pendu à la muraille, en coupa une tranche de viande qu’il subdivisa en petits morceaux, mit ces morceaux sur le tambour de fer qui venait de servir à cuire le pain ; la viande commença à fumer, à crier, à se tordre ; au bout de cinq minutes elle était cuite, et l’on nous fit signe que c’était à notre intention.

Nous tirâmes les petits couteaux que les armuriers ajoutent à cet effet au fourreau des kangiars, et nous piquâmes les morceaux de viande, parfaitement rissolés, que nous mangeâmes avec notre sel et notre pain.

Nous avions souvent beaucoup plus mal soupé à des tables beaucoup mieux servies.

Il est vrai que ce bivac avait sa poésie toute particulière.

Souper avec les descendants de Gengis-Khan et de Timour le Boiteux, dans les steppes de la mer Caspienne, près des ruines d’un caravansérail bâti par Schah-Abbas ; avoir pour horizon, d’un côté, les montagnes du Daghestan, desquelles peuvent descendre à chaque instant des brigands, contre lesquels il faut défendre sa liberté et sa vie ; de l’autre côté, ce grand lac si peu fréquenté qu’il est presque aussi inconnu aujourd’hui encore en Europe, malgré Kloprott, qu’il l’était autrefois en Grèce, malgré Hérodote ; entendre tout autour de soi tinter les grelots d’une cinquantaine de chameaux qui paissent l’herbe desséchée, ou qui dorment couchés, la tête allongée sur le sable ; être seul, ou à peu près, au milieu d’un pays naturellement hostile à l’Europe ; voir flotter sa tente isolée comme un point dans l’immensité ; dérouler pour la première fois peut-être, aux brises de la nuit, la bannière tricolore qui la surmonte, c’est ce qui ne se représente pas tous les jours, c’est ce qui laisse un profond souvenir dans la vie, c’est ce que l’on revoit en fermant les yeux chaque fois qu’on veut le revoir ; tant le cadre d’un pareil tableau est gigantes-