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une longue tcherkesse noire, avec un simple filet d’or pour tout ornement : à la poitrine, deux cartouchières avec leurs cartouches d’argent, guillochées d’or, une ceinture d’un seul galon d’or, comme on n’en fait qu’en Orient, le pays du monde où l’on travaille le mieux l’or filé, ceinture à laquelle pend un élégant kangiar à la poignée d’ivoire, au fourreau et à la lame damasquinés d’or ; un pantalon noir de drap persan, serré au-dessous du genou par la guêtre montagnarde, de l’extrémité de laquelle sort une botte étroite et fine, renfermant ces pieds de cavalier, que la terre n’a point élargis ne les ayant presque jamais touchés, et que l’on croirait des pieds d’enfant, complètent ce costume ou plutôt cet uniforme.

Le prince Outzmieff, comme tous les hommes d’Orient, est très-grand amateur d’armes ; non-seulement de ces armes aux poignées éclatantes, aux lames noircies qui semblent tirer, en même temps qu’elles, le deuil du fourreau ; mais de nos armes d’Europe, simples, solides, sûres de leur coup. Il examina mes quatre ou cinq fusils, distingua très-bien ceux qui venaient de Devisme de ceux qui s’étaient glissés dans leur compagnie, et finit par me demander s’il me serait possible de lui faire passer à Bakou un revolver de notre armurier artiste.

La veille même de mon départ de Paris, Devisme était venu me voir et m’avait apporté, comme je l’ai déjà dit, une carabine à balles explosibles et un revolver, sortant tous deux naturellement de son magasin. J’avais déjà donné la carabine au prince Bagration, je crus le moment venu le placer le revolver.

Je l’allai donc chercher et l’offris au prince.

Une heure après je reçus un petit mot de lui : ce petit mot était conçu en ces termes, et sans une seule faute de français ni d’orthographe :

« Vous avez, monsieur, de trop belles armes pour que je me permette d’ajouter quelque chose à votre collection ; mais voici une bourse et deux devants d’Arkalouk que la princesse vous prie d’accepter.

 » La bourse est brodée par elle.

 » Prince Khaçard-Outzmieff. »

Je sortais au moment où je reçus ce charmant cadeau : j’allais chez madame Freygang.

Lors des fêtes que le prince Tumaine m’avait données dans son palais des steppes, j’avais fait, à bord du bateau à vapeur de l’amiral Machine, le voyage d’Astrakan à la villa du prince Tumaine avec deux charmantes femmes nommées mesdames Petricenkoff et Davidoff, et une jeune fille nommée mademoiselle Vroubel. La pauvre enfant était triste et en deuil au milieu de cette fête : son père, hetman des Cosaques, était mort depuis huit mois.

Madame Petricenkoff, femme d’un officier de marine, avait, pendant deux ans, habité Asterabad en Perse, et pendant cinq ou six mois Bakou, ville aujourd’hui russe, mais restée tout aussi persane qu’Asterabad.

À Bakou, elle avait connu madame Freygang, m’avait beaucoup parlé d’elle ; de sorte que la veille, lorsque j’avais rencontré madame Freygang, laquelle parle admirablement français, chez madame Pigoulewsky, je l’avais abordée comme une ancienne connaissance ; elle, de son côté, avisée par madame Petricenkoff de mon arrivée, avait saisi l’occasion de me voir et était venue chez madame Pigoulewsky avec son mari, commandant du port.

Là, il avait été convenu que le lendemain M. Freygang viendrait me prendre avec la voiture, que nous nous rejoindrions au bazar.

Madame Freygang nous y attendait.

La population de Bakou se compose tout particulièrement de Persans, d’Arméniens et de Tatars.

Qu’on nous permette de tracer en quelques mots trois types qui seront ceux de ces trois peuples, autant toutefois qu’un type peut représenter un peuple, un homme des hommes.

Puisque nous avons nommé le Persan d’abord, commençons par le Persan. Mais, qu’on le comprenne bien, nous ne parlons pas du Persan de la Perse, nous ne connaissons celui-ci que par un des plus brillants échantillons que l’on puisse voir, je veux dire par le consul de Perse à Tiflis, nous parlons des Persans des provinces conquises.

Le Persan est basané, plutôt grand que petit, assez élancé dans sa taille ; il a le visage long naturellement, et encore allongé en haut par son bonnet pointu et frisé, en bas par sa barbe invariablement peinte en noir, de quelque couleur que la nature l’ait faite ; il a la démarche plutôt dégagée que vive ; il marche vite quelquefois et court au besoin, ce que je n’ai jamais vu faire à un Turc.

Depuis plus d’un siècle, le Persan du Caucase, habitué à voir son pays conquis tour à tour par les Turcomans, par les Tatars et par les Russes, a fini, avec les idées de fatalisme qu’il tenait de la religion mahométane, par se regarder comme une victime vouée à l’esclavage et à l’oppression. Les anciens souvenirs, faute de livres historiques, sont effacés chez lui ; les nouveaux souvenirs sont des souvenirs de honte ; résister lui semble imprudent et inutile : toute résistance, dans sa mémoire, a été punie ; il a vu le pillage de ses villes, la destruction de ses biens, le massacre de ses compatriotes, il a donc pour sauver sa vie, pour conserver sa fortune, pour garder ses biens, été obligé d’employer tous les moyens, aucun ne lui a répugné.

Il en résulte que la première chose que l’on vous dit quand vous entrez à Derbent, l’avant-garde des villes persanes que vous rencontrez sur la route d’Astrakan à Bakou, il en résulte que la première chose que l’on vous dit quand vous entrez à Derbent par la porte du nord pour en sortir par celle du midi, c’est : — Ne vous fiez pas au Persan, ne vous fiez pas à sa parole, ne vous fiez pas à son serment ; sa parole, toujours prête à être reprise, suivra les fluctuations de son intérêt ; son serment, toujours prêt à être trahi, aura la solidité du fer s’il le mène à une amélioration quelconque dans sa position politique ou commerciale, la fragilité de la paille, s’il est obligé, pour le tenir, de sauter un fossé ou de franchir une barrière ; humble devant le fort, il sera violent et dur devant le faible.

Avec le Persan, prenez toutes vos précautions en affaires : sa signature seule ne vous donnera pas une certitude, mais une probabilité.

L’Arménien est à peu près de la taille du Persan ; mais il engraisse, ce que le Persan ne fait jamais. Il a, comme le Persan, les traits d’une admirable régularité : des yeux ma-