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le caucase

gnifiques, un regard qui n’appartient qu’à lui, et qui renferme à la fois, comme les trois rayons tordus de la foudre, la réflexion, la gravité, la tristesse ou la soumission, peut-être l’une et l’autre. Il a conservé les mœurs des patriarches. Pour lui, Abraham est mort d’hier et Jacob vit toujours ; le père est le maître absolu de la maison ; après lui son premier-né ; ses frères sont ses serviteurs, ses sœurs ses servantes ; mais premier-né, frères et sœurs sont respectueusement courbés toujours sous la volonté indiscutable et inflexible du père. Rarement ils mangent à la table du père ; rarement ils s’asseyent devant lui : pour qu’ils le fassent, il leur faut non-seulement une invitation de celui-ci, mais un ordre. À l’arrivée d’un hôte recommandé ou recommandable, ce qui est la même chose pour l’Arménien, il y a fête dans la maison ; on tue, non plus le veau gras, — les veaux sont devenus rares en Arménie ; est-ce parce que les enfants prodigues y sont communs ? je n’en crois rien, — on tue un mouton, on fait préparer un bain et l’on invite tous les amis au repas ; et, avec un peu d’imagination, rien n’empêche de croire qu’à ce repas Jacob et Rachel vont venir s’asseoir et célébrer leurs fiançailles.

Voilà, avec une économie rigide, une esprit d’ordre admirable et une immense intelligence commerciale, le côté extérieur et visible des Arméniens.

Maintenant l’autre côté, celui qui reste dans l’ombre, cette seconde face, qui n’est visible qu’à la suite d’une longue fréquentation, d’une profonde étude, rapproche la nation arménienne de la nation juive, avec laquelle elle se lie par les traditions à des souvenirs historiques qui remontent à l’origine du monde. C’est en Arménie qu’était situé le paradis terrestre. C’est en Arménie que prenaient leurs sources les quatre fleuves primitifs qui arrosaient la terre. C’est sur la plus haute montagne de l’Arménie que s’est arrêtée l’arche. C’est en Arménie que s’est repeuplé le monde détruit. C’est en Arménie, enfin, que Noé, le patron des buveurs de tous les pays, a planté la vigne et essayé la puissance du vin.

Comme les Juifs, les Arméniens ont été dispersés, non pas dans le monde entier, mais dans toute l’Asie. Là, ils ont passé sous des dominations de toute espèce ; mais toujours despotiques, mais toujours de religions différentes, mais toujours barbares ; n’ayant que leurs caprices pour règles, que leurs volontés pour lois. Il en résulte que, voyant que leurs richesses étaient un sujet de persécution, ils ont dissimulé leurs richesses ; reconnaissant qu’une parole franche était une parole imprudente, et qu’à cette parole imprudente leur ruine était suspendue, ils sont devenus taciturnes et faux. Ils risquaient leur tête à être reconnaissants envers un protecteur d’hier tombé en disgrâce aujourd’hui, ils ont été ingrats ; enfin, ne pouvant être ambitieux, puisque toute carrière leur était fermée, excepté celle du commerce, ils se sont faits commerçants, avec toutes les ruses et toutes les petitesses de l’état. Cependant, la parole de l’Arménien est à peu près sûre ; sa signature commerciale est à peu près sacrée.

Quant au Tatar, nous en avons déjà parlé comme type, son mélange avec les races caucasiennes a embelli le galbe primitif. Il a été conquérant, il est resté guerrier ; il a été nomade, il est resté voyageur ; il est volontiers conducteur de haras, berger, éleveur de bestiaux. Il aime la montagne, la grande route, les steppes, la liberté enfin ; pendant qu’au printemps le Tatar quitte son village pour n’y rentrer qu’à l’automne, sa femme file la laine des troupeaux qu’il fait paître, tisse les tapis de Kouba, de Schumaka, de Noukha, qui rivalisent pour la naïveté des ornements, le charme de la couleur, la solidité de la trame, avec les tapis persans, et qui ont sur eux l’avantage de se vendre à moitié du prix de ces derniers. Ce sont encore eux qui font les poignards aux fines trempes, les fourreaux aux riches ornements, et ces fusils incrustés d’ivoire et d’argent pour lesquels un chef montagnard donne quatre chevaux et deux femmes.

Avec le Tatar on n’a pas besoin de signature, la parole suffit.

C’était au milieu de cette triple population, qui commence à Derbent, que nous allions désormais vivre. Il n’y avait donc pas de mal à la bien étudier pour la bien connaître.

Je n’ai point parlé de la population géorgienne, que l’on ne trouve guère hors de la Géorgie, et à laquelle, d’ailleurs, il faut consacrer, — tant elle est belle, noble, loyale, aventureuse, prodigue et guerrière, — une étude toute spéciale.

Le commerce de Bakou est celui de la soie, celui des tapis, celui du sucre, celui du safran, celui des étoffes de Perse, celui du naphte.

Nous avons parlé de ce dernier commerce.

Celui de la soie est considérable, quoique ne pouvant se comparer à celui de Noukha. On récolte à Bakou cinq ou six cent mille livres de soie, qui se vend, selon sa qualité, de dix à vingt francs la livre.

La livre russe n’est que de douze onces.

Le safran vient après ; on en récolte seize à dix-huit mille livres par an. Il se vend de huit à douze, et même à quatorze francs la livre.

On le pétrit avec de l’huile de sésame, et l’on en fait des galettes plates faciles à transporter.

On vend à Bakou deux sortes de sucre : l’un très-beau et qui vient d’Europe ; l’autre, qui se fabrique dans le Mazanderan, se vend par petits pains et a la valeur de notre grosse cassonade.

On comprend que de toutes ces marchandises, les seules que j’eusse la curiosité de voir étaient les tapis, les étoffes de Perse et les armes.

Mais madame Freygang, en véritable fille d’Ève qu’elle était, commença par me conduire chez son orfévre. C’était un émailleur persan, très-habile, nommé Youssouff.

Quel bonheur que je n’aie pas commencé mon voyage par Poti et Tiflis, au lieu de le commencer par Stellin et Saint Pétersbourg : je n’eusse certainement pas été plus loin que Derbent.

Et comment serais-je revenu ?

Quelle merveille pour une imagination d’artiste, que ces bijoux, que ces étoffes, que ces tapis, que ces armes d’Orient !

J’eus le courage de résister et n’achetai qu’un chapelet en corail, un rosaire en serdolite et un collier en pièces de monnaie tatare.

Et je me sauvai de chez l’enchanteur à la baguette d’or, sans m’inquiéter si madame Freygang me suivait.

Et ce qu’il y a de curieux, c’est que ces manieurs de perles et de diamants, c’est que ces Benvenuto Cellini à bonnets pointus, demeurent dans des masures, qu’il faut arriver à eux