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le caucase

nous autres une neuvaine, et dans l’année obtiennent un enfant.

La princesse Khaçard-Outzmieff, avec laquelle nous avions dîné la veille, était dans ce cas. Elle fit un pèlerinage à la mosquée sainte, et dans la même année eut un garçon.

Le prince, en reconnaissance de ce don du ciel, a fait faire à ses frais un chemin de Bakou à la mosquée.

Malgré cette immense réputation et ce précieux privilége, la mosquée de Fathma ne nous a point semblé très-riche. Il paraît que les femmes tatares de Bakou et des environs ont rarement besoin d’avoir recours à l’influence qu’exerce près d’Allah la petite-fille du Prophète.

Nous remontâmes dans la barque, où nos rameurs nous attendaient, et nous reprîmes le chemin du cap Baïkoff.

La nuit était toujours calme et très-noire. Malgré ce calme, la mer était soulevée par une légère houle venant du large, et qui annonçait que le vent était en route pour venir nous trouver. Cette houle devait ajouter au pittoresque du spectacle, mais nous devions nous hâter, attendu que le vent, en arrivant plus tôt qu’on ne l’attendait, pouvait faire manquer la représentation.

Il nous fallut chercher un instant l’endroit où nous avions remarqué l’ébullition de l’eau. L’endroit, au reste, est facile à trouver ; on est guidé par l’odeur du naphte.

Bientôt un des matelots dit à M. Freygang :

— Nous y sommes, capitaine.

— Eh bien, répondit celui-ci, pour nous laisser le plaisir de la surprise, fais ce qu’il y a à faire.

Le matelot prit deux poignées d’étoupe, en alluma une de chaque main à une lanterne que lui présentait son compagnon, et jeta les deux poignées d’étoupe à bâbord et à tribord.

À l’instant même, sur l’étendue d’un quart de verste, tout autour de nous la mer s’enflamma.

Ce dut être une grande terreur, je l’avoue, pour le premier qui, passant à cet endroit, y alluma son cigare avec du papier, et, jetant son papier à la mer, vit la mer prendre feu comme un vaste bol de punch.

Notre barque avait l’air de celle de Caron traversant le fleuve des enfers ; la mer était devenue un véritable Phlégéton.

Nous naviguions littéralement au milieu des flammes.

Par bonheur, ces flammes d’une belle couleur d’or étaient subtiles comme celles de l’esprit-de-vin, et à peine en sentions-nous la douce chaleur.

Débarrassés de toute inquiétude, nous pûmes examiner avec plus d’attention encore ce merveilleux spectacle.

La mer brûlait par îles plus ou moins étendues ; il y en avait de larges comme une table ronde de douze couverts ; d’autres de la dimension du bassin des Tuileries ; nous naviguions dans les détroits, et de temps en temps nos rameurs, sur l’ordre du capitaine, nous faisaient traverser une de ces îles de flammes.

C’était évidemment le plus curieux et le plus magique spectacle qui se pût voir, et qui ne se rencontre, je crois, que dans ce coin du monde.

Nous y eussions passé la nuit sans aucun doute, si nous n’avions vu la houle augmenter peu à peu, puis senti arriver un premier souffle de vent.

Les petites îles s’éteignirent les premières, puis les moyennes, puis les grandes.

Une seule persista.

— Allons, nous dit notre capitaine, il est temps de regagner Bakou, ou nous pourrions bien aller chercher au fond de l’eau les causes du mystère que nous venons de voir se développer à sa surface.

Nous nous éloignâmes. Le vent, en effet, soufflait du nord, et nous poussait à la mosquée de Fathma.

Mais les bras de nos huit rameurs le domptèrent, comme lui avait dompté la flamme.

« Bondis, hennis, prends le mors aux dents, mon coursier sauvage, dit Marlinsky, tu portes sur tes reins un animal plus féroce que toi et qui te domptera. »

Ainsi est du vent.

Il dompta et éteignit jusqu’à la dernière île de flamme. Nous la vîmes longtemps lutter contre lui, disparaître dans les vallées liquides, puis remonter au sommet des vagues, puis disparaître de nouveau, puis reparaître encore, puis enfin, comme une âme qui monte au ciel, quitter la surface de la mer et s’évanouir dans l’air.

Mais nous, à notre tour, nous domptâmes le vent.

Décidément, comme le dit Marlinsky, l’homme est le plus féroce de tous les animaux, et je dirai même plus, le plus féroce de tous les éléments.

En approchant du port, un de nos marins alluma une lance à feu.

À ce signal, la goëlette du capitaine Freygang s’illumina.

Ce fut comme un signal donné à tous les bâtiments de l’État à l’ancre dans le port de Bakou. Ils s’illuminèrent à l’instant de la même façon, et nous passâmes à travers une véritable forêt de lances à feu.

Madame Pigoulewsky nous attendait avec une collation de confitures persanes.

Il est évident que le plus riche empereur de la terre, excepté l’empereur Alexandre II, quittant Pétersbourg pour Bakou, ne pourrait pas se donner dans son royaume la soirée qu’on venait de nous donner, à nous, simples artistes.

C’est que l’art est tout simplement le roi des empereurs et l’empereur des rois.

CHAPITRE XXIII.

Tigres, panthères, chacals, serpents, phalanges, scorpions, moustiques, sauterelles, absinthe pontique.

Bakou, dont le nom signifie niche des vents, voudrait inutilement se rattacher à la famille des villes européennes : par son sol, par sa mer, par ses bâtisses, par ses productions, par les poissons qui peuplent ses rivières, par les animaux qui rugissent dans ses forêts ; par les reptiles qui rampent dans ses steppes, par les insectes qui vivent sous ses rochers, par les atomes qui peuplent son atmosphère, elle est asiatique, et surtout persane.

Commençons par le tigre : à tout seigneur tout honneur.

Là où est le tigre, on ne voit pas de lions : rarement deux tyrans règnent sur le même royaume.

La Koura, que nous appelons le Kour, et que les anciens