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le caucase

appelaient le Cyrus, semble être la limite que s’est imposée le tigre à lui-même.

Il est rare que l’on rencontre un tigre sur la rive gauche du Kour, qui prend sa source dans les montagnes auxquelles s’adosse Akhalzik, passe à Tiflis, à Tchemaky, à Aksabar, fait sa jonction avec l’Aras, — l’Araxe des anciens, — à l’angle septentrional des steppes de Moghan, et va par trois branches, après avoir contourné cette steppe, se jeter à la mer Caspienne dans la baie de Kizil-Agatch.

Une quatrième branche se sépare du fleuve à Salian et va droit à l’est se perdre isolément dans la mer.

Le tigre, très-commun à l’Inkhoran et dans les forêts qui l’avoisinent, traverse donc l’Aras, pénètre dans le Karabach, s’aventure parfois jusqu’en Géorgie ; mais, je le répète, franchit rarement la Koura ou le Kour. — Nous avons déjà dit que c’était le même fleuve.

Cependant on a vu des tigres dans le Caucase ; deux ou trois ont été tués en Avarie.

Il y a cinq ou six ans, un tigre de l’Inkhoran s’était rendu célèbre comme détrousseur de passants. Il se tenait d’habitude sur la route de l’Inkhoran à Astarinsk, route qui côtoie la mer et longe le pied des montagnes du Chilan.

Un jour, un Cosaque, qui allait de l’une de ces villes à l’autre, vit un animal couché sur la route ; il s’en approcha sans savoir quel animal c’était. L’animal releva la tête, rugit et montra les dents. Il n’y avait pas à s’y tromper, c’était un tigre.

Le Cosaque rapportait un pain. Il jeta son pain au tigre ; le tigre allongea la patte, tira le pain à lui et se mit à le manger.

Le Cosaque passa, revint à Astarinsk, prévint ses camarades de ce qui lui était arrivé, et les invita à ne plus se hasarder sur la route d’Inkhoran sans un morceau quelconque à jeter au gardien de la route.

Le lendemain, le tigre était à la même place. Un marchand arménien n’échappa que parce que le tigre se jeta sur son chien.

Dès lors, aucun voyageur ne sortit plus ni d’Inkhoran pour aller à Astarinsk, ni d’Astarinsk pour aller à Inkhoran, sans emporter, comme Énée descendant aux enfers, un gâteau pour le gardien du passage.

On se muni d’abord de pain.

Mais bientôt le pain parut au tigre une nourriture fort insuffisante. Il grogna de façon à indiquer clairement qu’il accepterait peut-être bien encore du pain, mais qu’il demandait quelque chose à mettre dessus.

Ce quelque chose, c’était de la chair saignante.

On emporta dès lors des poules, des dindons, des quartiers de viande, et, toujours bon prince, le tigre laissait passer le voyageur pourvu qu’il payât exactement la contribution.

Mais le bruit de cet événement arriva aux oreilles du gouvernement russe. Un gouvernement, quel qu’il soit, ne peut pas admettre qu’un percepteur quelconque s’établisse sur la grande route sans avoir dans sa poche son brevet signé du ministre des finances.

Le tigre avait oublié de demander le sien au gouverneur du Caucase.

On fit une battue ; le tigre ne pouvait croire d’abord qu’on en voulait à lui, mais lorsqu’une balle dans les côtes ne lui eût plus laissé aucun doute à ce sujet, il se jeta sur les imprudents qui venaient le troubler dans le pacifique exercice de ses fonctions, et tua deux chasseurs.

Un troisième, blessé seulement, en revint à grand’peine.

Le gouvernement russe, qui n’a ni cédé devant Kasi-Moullah ni devant Chamyll, ne pouvait pas céder devant un tigre.

Il ordonna une seconde battue, non pas de chasseurs amateurs, mais avec une compagnie tout entière.

Le tigre, après avoir reçu neuf balles, fit encore un bond de quinze pieds de haut pour atteindre un Cosaque qui, monté sur un arbre, venait de lui envoyer la neuvième balle ; pour mettre autant que possible une distance plus-grande encore entre lui et l’animal, le Cosaque s’accrocha à une branche qui s’étendait au-dessus de sa tête et s’enleva à la force des poignets ; mais il fut arrêté dans son ascension : un coup de griffe du tigre lui avait ouvert le ventre et arraché la moitié des entrailles.

Le tigre mourut ; mais cette fois il en coûta cinq hommes à l’empereur Nicolas.

Depuis lors, il y a quatre ans à peu près de cela, une femme fit à elle seule et d’un seul coup ce que douze chasseurs d’abord et ensuite une compagnie de soldats avaient eu tant de peine à faire.

C’était dans le village de Djemgamiran, situé au milieu des bois.

Le moindre village russe, ou devenu russe, a son bain russe.

Le Russe, si pauvre qu’il soit, ne saurait se passer de deux choses : de son thé deux fois par jour, de son bain une fois par semaine.

Un homme et une femme tenaient un bain public dans la dernière maison du village.

Cette maison était entièrement perdue dans le bois.

C’était un samedi, jour d’ablution générale. L’homme et la femme avaient commencé de chauffer la chaudière du bain, et fendaient du bois dans la cour afin de lui faire atteindre le plus haut degré de chaleur dont elle fût susceptible.

Pendant qu’ils coupaient leur bois, ils virent un tigre qui entrait dans le bain tranquillement, et de ce pas calme des animaux qui sont sûrs de leur force.

Il alla se coucher sur le degré le plus élevé du bain. Les tigres adorent la chaleur.

Le baigneur, qui n’avait pas chauffé son bain pour le tigre, courut pour le chasser comme il eût fait d’un chat.

Il trouva l’animal couché où nous avons dit, et paraissant jouir de la béatitude la plus parfaite.

Le baigneur prit un seau, l’emplit d’eau bouillante, et le jeta au nez du tigre.

Les tigres aiment la chaleur, mais ils détestent l’eau bouillante : il y a une mesure dans tout.

Il s’élança sur le baigneur.

Mais par bonheur pour celui-ci, sa femme l’avait suivi, tenant à la main la hache dont elle coupait son bois.

Instinctivement, voyant le tigre se jeter sur son mari, elle lui envoya un coup de hache à toute volée.

Elle atteignit le tigre juste au milieu du front et lui fendit la tête comme une pomme.

Le tigre tomba mort, renversant, par l’impulsion donnée, l’homme et la femme dans sa chute, mais ne leur occasionnant d’autre mal que celui qu’ils se firent en tombant.