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le caucase

Le prince Voronzoff, alors gouverneur du Caucase, fit venir la tueuse de tigre à Tiflis. Ce fut d’abord la comtesse qui la reçut.

Mais affectant un air de colère.

— Comment, malheureuse, lui dit-elle, vous avez osé tuer un tigre impérial !

— Ah ! madame, s’écria la bonne femme trompée à l’accent de la comtesse, je vous jure que je ne savais pas qui il était.

La comtesse Woronzoff éclata de rire ; ce rire rassura la pauvre femme.

Le comte entra à son tour et la rassura tout à fait.

Ce ne fut pas tout, le comte lui donna une gratification de mille roubles et une médaille, qu’elle porte sur sa poitrine comme un soldat la croix d’honneur.

La bonne femme nous raconta elle-même l’aventure. Elle ne revenait pas de l’étonnement et de l’admiration dont elle avait été l’objet. Elle n’avait pas éprouvé plus d’émotion à donner le coup de hache au tigre, que son mari à lui jeter son seau d’eau.

Les tigres se tinrent pour avertis et ne se présentèrent plus désormais aux bains russes.

Un tigre du village de Chanaka se montra meilleur enfant encore.

Une femme lavait son linge dans une fontaine, à cent pas de la maison ; elle avait avec elle un enfant de quatorze à quinze mois.

Elle manqua de savon, retourna chez elle pour en chercher, et jugeant inutile d’emmener son enfant, le laissa jouer sur le gazon, près de la fontaine.

Pendant qu’elle cherchait son savon, elle jeta par la fenêtre ouverte les yeux sur la fontaine pour s’assurer si l’enfant ne s’aventurait pas au bord de l’eau ; mais sa terreur fut grande lorsqu’elle vit un tigre sortir de la forêt, traverser le chemin, aller droit à l’enfant et poser sur lui sa large patte.

Elle resta immobile, haletante, pâle, presque morte.

Mais sans doute l’enfant prit l’animal féroce pour un gros chien : il lui empoigna les oreilles avec ses petites mains et commença de jouer avec lui.

Le tigre ne fut pas en reste : c’était un tigre d’un caractère jovial, il joua lui-même avec l’enfant.

Ce jeu effroyable dura dix minutes : puis le tigre, laissant l’enfant, retraversa la route et rentra dans le bois.

La mère s’élança, courut, tout éperdue, à l’enfant, et le trouva riant et sans une égratignure.

Les trois faits que je viens de raconter sont aussi populaires au Caucase que l’histoire du lion d’Androclès à Rome.

Les panthères sont assez communes sur les bords de la Koura, et surtout, comme je l’ai dit pour les tigres, sur la rive droite du fleuve. Elles se tiennent dans les roseaux, dans les fourrés, dans les broussailles, s’élancent de là sur les moutons, sur les chèvres sauvages et même sur les buffles qui viennent boire.

Autrefois on dressait les panthères comme on dresse encore aujourd’hui les faucons ; seulement, au lieu de chasser le faisan, on chassait la gazelle ; au lieu de les porter sur le poing, on les portait à l’arçon de la selle.

L’abolition de la domination persane dans la partie méridionale de la Géorgie, la réunion successive des différents Khanats à la Russie, firent tomber en désuétude cette chasse, plaisir princier des khans. M. Tchelaïeff, directeur des douanes de Tiflis, se souvenait avoir fait, tout jeune, cette chasse avec le khan de Karaback.

Depuis il avait assisté à deux ou trois chasses à la panthère. Dans une de ces chasses, le chasseur qui se trouvait le plus proche de lui ayant tiré sur une panthère et l’ayant blessée. l’animal avait bondi sur lui, et avant qu’il eût eu le temps de lui envoyer son coup de fusil, lui avait, d’un coup de patte, littéralement arraché la tête de dessus les épaules.

Quant aux chacals, ils sont communs à ce point, dans les villages un peu enfoncés dans les montagnes, d’empêcher de dormir ceux qui ne sont pas encore habitués à leurs cris. Quoique l’animal soit inoffensif ou plutôt lâche, son cri a quelque chose d’effrayant.

On se rappelle l’histoire racontée par Oléarius :

Envoyé par le duc de Tolstein au shah de Perse, le digne Allemand vit le navire qui le portait faire naufrage sur les côtes du Daghestan. Son secrétaire, en herborisant, s’égara dans une forêt, et craignant d’être dévoré par les animaux féroces, monta sur un arbre pour y passer la nuit. Le lendemain, comme on ne le voyait pas revenir, on se mit à sa recherche et on le retrouva sur son arbre. Il avait complétement perdu la raison et jamais ne la recouvra. Seulement, on comprit par ses réponses que cet événement était la suite de la terreur que lui avait fait éprouver les chacals. Il affirmait qu’une centaine de ces animaux s’étaient réunis sous l’arbre où il était posté et avaient gravement causé en allemand, et comme des personnes raisonnables, de leurs affaires particulières.

Quant aux serpents, assez communs aux environs de Bakou, on ne peut faire un pas sans risquer d’en écraser un, ou d’être mordu par lui, ce qui est infiniment plus désagréable, dès que l’on met le pied dans les steppes de Moghan. Un de mes bons amis, le baron de Finot, consul à Tiflis, qui les a traversées avec une escorte de Cosaques, les a vus par centaines ; un de ses Cosaques en piqua un avec sa lance ; il était du plus beau jaune d’or. Les plus communs sont noirs et verts.

Le comte Zoubow, étant venu en 1800 faire le siége de Salian, séparée des steppes de Moghan par le Koura seulement, résolut de passer l’hiver dans ces steppes. Ses soldats, en creusant la terre pour y placer leurs tentes, amenèrent à la surface du sol des milliers de serpents engourdis par le froid.

L’antiquité elle-même constate le fait.

Voici ce que dit textuellement Plutarque :

« Après cette dernière bataille, — celle qu’il livra près du fleuve Abas, — Pompée, s’étant mis en chemin pour pénétrer jusqu’au pays d’Hyrcanie et gagner la mer Caspienne, fut contraint d’abandonner son projet et de tourner en arrière, par la grande multitude de serpents venimeux et mortels qu’il y trouva, à la distance de trois journées à peu près. Il s’en retourna donc dans la petite Arménie. »

Par bonheur, la morsure de ces serpents, quoique mortelle si on laisse le venin faire des progrès et librement développer son action sur le sang, devient à peu près inoffensive si l’on verse de l’huile sur la plaie et même si on la frotte simplement avec un corps gras.