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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Vous avez bien fait, dit-il, d’avoir eu assez de confiance en moi pour laisser vos pistolets dans vos fontes ; car je leur dois d’avoir tenu ma parole d’honneur vis-à-vis de vous.

La marche continua avec la même tranquillité, et les deux généraux ne comprenaient pas trop cette inertie de la part des Autrichiens, lorsqu’ils apprirent les succès de la grande armée, qui marchait sur Vienne, et surent que les têtes de colonne de l’armée du Rhin étaient arrivées à Lensk.

Une seule fois, l’armée eut le spectacle, non pas d’un combat, mais d’une de ces rencontres à la manière de l’Iliade. Notre extrême arrière-garde, composée d’un brigadier et de quatre hommes, fut rejointe par l’extrême avant-garde de l’ennemi, composée d’un pareil nombre d’hommes et commandée par un capitaine. Aussitôt, il s’engagea une conversation entre les deux commandants. Le capitaine commença, dans notre langue, une conversation que le brigadier français ne trouva point de son goût. Le brigadier se prétendit offensé, et l’invita, puisqu’ils avaient chacun quatre témoins, à vider à l’instant même leur affaire. Le capitaine, qui était Belge, accepta. Les deux patrouilles s’arrêtèrent, et, dans l’intervalle formé entre elles, les champions en vinrent aux mains.

Le hasard avait fait que le brigadier était maître d’armes, et que le capitaine était très-fort sur le sabre ; il résulta de cette double supériorité un spectacle des plus curieux : chaque coup porté était aussitôt paré, chaque parade amenait sa riposte. Enfin, après deux minutes de combat, les champions s’engagèrent de si près, que les sabres se trouvèrent poignée à poignée. Alors le brigadier, qui était très-vigoureux, jeta le sien, et prit le capitaine à bras-le-corps. Obligé de se défendre de la même manière qu’on l’attaquait, le capitaine à son tour fut forcé d’abandonner son arme et de soutenir la lutte dans les conditions où elle lui était présentée. Là commençait la supériorité du brigadier. Il fit vider les arçons du capitaine ; mais, désarçonné lui-même par la violence du mouvement, il perdit l’équilibre et tomba avec son adversaire ; seulement, il tomba dessus, et le capitaine dessous ; en outre, en tombant,