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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

se décourage et murmure ; faites-nous avancer ou reculer à toutes jambes. Les villages ne sont que des huttes absolument sans ressources. »

Au moment du départ, l’armée reçut pour quatre jours de vivres. Malheureusement, on eut l’imprudence d’y ajouter pour quatre jours de rhum. Il résulta de cette adjonction du liquide au solide que, pendant les premières heures de marche dans le désert qui sépare Alexandrie de Damanhour, les soldats, mourant de soif, mais n’éprouvant pas encore les atteintes de la faim, commencèrent par entamer le rhum, et revinrent si souvent au bidon qui le renfermait, qu’à moitié de l’étape, le bidon était vide et le soldat ivre.

Plein de cette confiance dans l’avenir que donne l’ivresse, le soldat se figura qu’il n’aurait plus jamais faim, et commença, pour alléger son sac, à semer son riz et à jeter son biscuit.

Les chefs s’aperçurent de ce qui se passait, et donnèrent ordre de faire halte.

Cette halte de deux heures suffit à dissiper les premières fumées de l’alcool. On se remit en marche, regrettant déjà l’imprudence commise. Vers cinq heures du matin, cette faim qu’on croyait disparue à jamais commença de se faire cruellement sentir. On se traîna péniblement jusqu’à Damanhour, où l’on arriva le 9, à huit heures du matin.

On avait quelque espoir de trouver des vivres dans cette ville ; mais elle était entièrement évacuée. On fouilla toutes les maisons, et, comme la moisson s’achevait, on trouva un peu de froment battu ; mais les moulins à bras, à l’aide desquels les Arabes moulent leur blé, étaient tout disloqués et avaient été avec intention mis hors d’usage. On en monta plusieurs, et l’on parvint à se procurer un peu de farine, mais en si petite quantité, que, si l’on en eût fait la distribution, chaque homme n’en eût pas reçu une demi-once.

Ce fut alors que le découragement commença à se mettre dans l’armée, et que la faim, cette mauvaise conseillère, se hasarda de souffler la rébellion aux soldats et même aux chefs.