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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Vous avez tort, Dumas…, dit froidement Bonaparte.

— C’est possible, répondit mon père ; mais je n’admets pas les dictatures, pas plus celle de Sylla que celle de César.

— Et vous demandez ?…

— À retourner en France par la première occasion qui se présentera.

— C’est bien ! je vous promets de ne mettre aucun obstacle à votre départ.

— Merci, général ; c’est la seule faveur que je sollicite de vous.

Et, s’inclinant, mon père marcha vers la porte, tira le verrou et sortit.

En se retirant, il entendit Bonaparte murmurer quelques mots dans lesquels il crut entendre ceux-ci :

— Aveugle, qui ne croit pas en ma fortune !

Un quart d’heure après, mon père racontait à Dermoncourt ce qui venait de se passer entre lui et Bonaparte, et vingt fois, depuis, Dermoncourt m’a raconté à son tour, sans y changer un seul mot, cette conversation qui eut une si grande influence sur l’avenir de mon père et sur le mien.

Le 1er août eut lieu la bataille d’Aboukir, dans laquelle la flotte française fut détruite. Il ne fut donc plus, momentanément du moins, question, de retour pour personne, pas plus pour mon père que pour les autres.

Cette fatale bataille d’Aboukir eut un terrible retentissement dans l’armée. Au premier moment, Bonaparte lui-même en fut atterré, et, comme Auguste s’écriant : « Varus ! qu’as-tu fait de mes légions ? » Bonaparte s’écria plus d’une fois : « Brueys ! Brueys ! qu’as-tu fait de nos vaisseaux ?. »

Ce qui tourmentait surtout Bonaparte, c’était cette incertitude sur son retour en France. La flottille détruite, il n’était plus maître de lui-même ; cette perspective, qu’il avait envisagée froidement, de rester six ans en Égypte, lui était devenue insupportable. Un jour que Bourrienne voulait le consoler et lui disait de compter sur le Directoire :

— Votre Directoire ! s’écria-t-il ; mais vous savez bien que c’est un tas de jeans-f… qui m’envient et me haïssent… Ils me