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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

5° Enfin d’une fille de cuisine, nommée Marie.

Cette dernière se perd complètement dans les brouillards crépusculaires de ma vie. C’est un nom que j’ai entendu donner à une forme restée indécise dans mon esprit, mais qui, autant que je puis me rappeler, n’avait rien de poétique.

Truffe mourut de vieillesse vers la fin de 1805 ; Mocquet et Pierre l’ensevelirent dans un coin du jardin. Ce fut le premier enterrement auquel j’assistai, et je pleurai bien sincèrement le vieil ami de ma première jeunesse.

Maintenant, mes autres souvenirs sont épars et brillants dans une demi-obscurité, sans ordre et sans chronologie.

Un jour que je jouais dans le jardin, Pierre m’appela, je courus à lui. Quand Pierre m’appelait, c’est qu’il avait fait quelque trouvaille digne de mon attention. En effet, il venait de pousser, d’une espèce de pré dans un chemin, une couleuvre qui avait une grosse bosse au ventre. D’un coup de bêche, il coupa la couleuvre en deux, et, de la couleuvre, sortit une grenouille, un peu engourdie par le commencement de digestion dont elle était l’objet, mais qui bientôt revint à elle, détira ses pattes l’une après l’autre, bâilla démesurément, et se mit à sauter doucement d’abord, puis plus vivement, puis enfin comme s’il ne lui était absolument rien arrivé.

Ce phénomène, que je n’ai jamais eu l’occasion de voir se reproduire depuis, me frappa singulièrement et est resté si présent à mon esprit, qu’en fermant les yeux, je revois, au moment où j’écris ces lignes, les deux tronçons mouvants de la couleuvre, la grenouille encore immobile, et Pierre appuyé sur sa bêche et souriant d’avance à mon étonnement, comme si Pierre, la grenouille et la couleuvre étaient encore là devant moi.

Seulement, le visage de Pierre est à demi effacé par le temps, comme un daguerréotype mal venu.

Je me souviens encore que, vers la moitié de l’année 1805, mon père, souffrant et se trouvant mal partout, quitta notre château des Fossés pour une maison ou un château situé à Antilly, — de ce séjour, je n’ai aucun souvenir, — et que mon