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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

à ce qu’elle ne me quitte pas : qu’on l’enterre avec moi ! Mon fils ne saurait pas le prix que j’y attache, et elle serait perdue avant qu’il pût s’en servir.

Madame Darcourt, qui voyait bien qu’il y avait un peu de délire dans ces paroles, lui répondit, pour ne point le contrarier, qu’il serait fait comme il le désirait.

— Attendez, dit mon père, la pomme est en or.

— Oui, sans doute.

— Eh bien, comme je ne laisse pas mes enfants assez riches pour les priver de la somme que vaut cet or, si peu considérable qu’elle soit, portez ma canne chez Duguet, l’orfèvre en face d’ici ; qu’il fonde la pomme, qu’il la fonde en lingot, et qu’il m’apporte ce lingot aussitôt qu’il sera fondu.

Madame Darcourt voulut risquer une observation ; mais il la pria si doucement de faire ce qu’il désirait, qu’elle y consentit, prit la canne, et la porta chez Duguet.

Au bout d’un instant, elle rentra, n’ayant eu que la rue à traverser.

— Eh bien ? lui demanda mon père.

— Eh bien, demain à six heures du soir, général, vous aurez votre lingot.

— Demain à six heures du soir, répéta mon père, soit ! Il est probable que je ne serai pas encore mort.

Le lendemain, en effet, Duguet apporta le lingot. Le mourant le remit à ma mère : il était très-affaibli déjà ; cependant il avait encore toute sa tête, et continuait d’entendre et de parler.

À dix heures du soir, sentant que la mort approchait, il demanda l’abbé Grégoire.

L’abbé Grégoire était non-seulement un bon prêtre, mais encore un excellent ami.

Ce n’était point une confession que le mourant avait à faire. Dans toute sa vie, mon père n’avait pas une mauvaise action à se reprocher ; peut-être restait-il au fond de son cœur quelque haine pour Berthier et Napoléon. Mais qu’importaient à ces hommes au faîte de la fortune et de la puissance les dernières douleurs d’un mourant ? Du reste, toute haine fut adjurée